Le FN, un "coup d'audace" !

Second congrès d'Ordre nouveau (juin 1972). Alain Robert est debout. Il est entouré de François Duprat, François Brigneau et de José Bruneau de la Salle.

Depuis 2014, la présidente du Front national fait sa rentrée politique à Brachay, le « village le plus patriote de France », dixit Florian Philippot. Situé en Haute-Marne, il compte 57 habitants dont 46 inscrits sur les listes électorales. Pour la présidentielle de 2012, Marine Le Pen y a obtenu 72 % des suffrages (contre 17,9% dans l’ensemble du pays). Aux départementales des 22-29 mars 2015, les candidats FN recueillent 75 % des voix au premier tour et 81,5 % au second. Aux régionales des 6 et 13 décembre, la liste Front National conduite par Florian Philippot affiche un résultat de 82,1 % au premier tour et de 87,1 % pour le suivant.

Ce 3 septembre, la Présidente du FN fera donc son discours de rentrée dans cette petite commune qu'elle considère comme le symbole de la « France des oubliées ». Huit jours plus tard, elle sera l’invitée de « Vie politique » sur TF1. Par contre, elle n’affichera pas sa présence comme elle le fait depuis des années à la Grande braderie d’Hénin-Beaumont. Steeve Briois ayant décidé de l’annuler.

De la présidente du FN à la candidate à l'élection présidentielle, Marine Le Pen semble oeuvrer pour une stratégie précise : comme pour la présidentielle de 2012, sur ses affiches, le logo et la dénomination de son parti n'apparaissent pas. Son objectif ? S'élever au-dessus de la « marque FN » ; une façon de gommer une partie de l'histoire du FN... à commencer par son patronyme. Sur son affiche La France apaisée comme sur son site de campagne marine2017.fr, pas de Le Pen !

france-apaisee

 

Ces premiers jours de septembre 2016 pourraient être l'occasion de revenir un peu plus de quarante ans en arrière. Début septembre 1972. Jean-Marie Le Pen doit donner une réponse. À quoi ? À la proposition qui lui a été faite pour prendre la présidence d’un parti qui n’existe, à ce moment, que dans les esprits. Retour sur ces quelques mois de l'année 1972 déterminants pour la suite.

10-11 juin 1972 : lors du second congrès d’Ordre nouveau, l’optimisme est de rigueur. La banderole « Nous sommes le Front national » se dresse au-dessus des intervenants : Alain Robert, François Duprat, François Brigneau et José Bruneau de la Salle. L’analyse des nationalistes est celle-ci : le contexte politique français joue en leur faveur. La société est « en crise ». C’est le moment pour eux de se réinsérer dans la vie politique française. Il faut donc trouver une stratégie adéquate pour évoluer et s’imposer. « Transformer Ordre Nouveau en une véritable structure de parti a cessé d’être une simple hypothèse d’école ; c’est, à l’avant-veille des législatives, un problème concret, qu’il appartiendra au congrès de résoudre ». Le congrès adopte une « stratégie de Front national » qui doit déboucher sur la création d’un parti éponyme. Cela dit, ceux d’ON sont conscients que cette union ne peut s’entrevoir sans une possibilité d’autonomie. Un Front national ne représenterait qu’une « étape » de la « lutte révolutionnaire, un apport décisif à la construction du parti des nationalistes, mais rien d’autre » ; le but affiché étant la création « d’un véritable parti nationaliste révolutionnaire »

Reste à trouver un porte-parole qui puisse donner à ce parti en gestation - et à l'extrême droite française -  un nouveau visage. Dominique Venner et Jean-Jacques Susini ont décliné l’offre des membres du bureau politique d’ON. François Brigneau propose alors un nom : celui de Le Pen. Pourquoi lui ? L’ancien milicien considère que son ami possède des atouts. Selon lui, Jean-Marie Le Pen donne l’image d’un homme complet, à la différence des autres représentants des partis nationalistes comme, par exemple, Pierre Sidos. Ancien leader étudiant, ancien officier parachutiste, homme politique ayant participé à l’aventure de l’Algérie française, ancien député, il affiche plusieurs expériences de vie singulières à travers lesquelles il fédère tout un panel humain. Il représente aussi bien les partisans de l’Algérie française que les anciens poujadistes en passant par les nationalistes-révolutionnaires ou encore d’anciens collaborateurs. Sont mises également en évidence ses qualités d'organisateur, de chef de parti ainsi qu'un autre facteur : sa capacité à regrouper… et à recruter « grâce à son carnet d’adresses, mais grâce, aussi, à tous ceux qui reviennent, par son charisme, par sa présence et par son envergure, vers lui », rajoute l'ancien militant d'ON et futur cadre du FN Franck Timmermans.

François Brigneau formule la proposition à Jean-Marie Le Pen. Il pense que ce dernier va accepter immédiatement, considérant que l'ancien député poujadiste s’embête « un peu tout seul (avec son) truc de disque » faisant allusion à la Serp. Mais la réponse se fait attendre plusieurs mois pour diverses raisons dont une essentielle : Jean-Marie Le Pen exige la présidence de ce qui ne s’appelle pas encore le FN.

L’idée met donc du temps à convaincre. Jean-Marie Le Pen est « très frileux. Il marche à reculons ». Il « refroidit » même l’assistance lors d’une réunion préparatoire. Jean-Marie Le Pen ne veut pas être un « président de paille ». Il a une hantise : que l’expérience des comités Tixier-Vignancour ne se répète. Aux premiers jours de septembre 1972, ceux d’ON reviennent vers lui. Alain Robert et José Bruneau de La Salle déchantent sur la personnalité de l'homme qui les reçoit dans son bureau de la Serp. L’un deux tient ces propos à l’issue de leur première rencontre : « Il nous a pris pour des gamins. Je lui ai expliqué ce qu’on voulait : se lancer dans la politique, créer un parti de la droite nationale à l’image du MSI. J’ai fait valoir les structures d’Ordre Nouveau, notre fichier, nos milliers de militants. Le Pen a répondu : "C’est une excellente idée. Votre analyse rejoint la mienne. J’en prends la tête". On n’était pas contre : on ne venait pas le chercher pour qu’il colle nos affiches. Mais il n’y mettait pas les manières. On était en face d’un type plein de morgue ».

Malgré cela, ceux d'ON sont, eux aussi, persuadés que Jean-Marie Le Pen est le meilleur représentant de leur famille politique. Ils le perçoivent comme « l’ancien bras droit de Tixier et l’ancien député poujadiste. Il a une quarantaine d’années. Il est plein de vitalité, de force, extrêmement motivé. Il occupe une fonction tribunitienne très importante au sein de l’opposition nationale. Il se révèle, car Tixier, c’est fini depuis 1965 ». Sept années pendant lesquelles aucun candidat de ce courant ne se présente à une quelconque élection.

Peu à peu, les choses se mettent en place et des terrains d’entente sont trouvés. La représentativité proposée par Le Pen est acceptée, à savoir trois composantes : Ordre nouveau, Jean-Marie Le Pen et « ses amis » et Georges Bidault. Fin septembre, ON organise un séminaire où se retrouvent ses cadres et ses « meilleurs » militants parisiens. Les problèmes du mouvement ainsi que les questionnements sur le futur FN sont abordés. Un texte, prévu pour servir de charte au Front national, est adopté. Présenté par François Brigneau, il devient le support de la « déclaration d’intention » du FN.

30 septembre-1er octobre : lors d’une session de travail à Saint-Etienne, cette « déclaration » reçoit un aval définitif. Dans son livre Ordre nouveau, Alain Renault explique alors : « Déjà nous sentons, avant même que la constitution du Front national ne soit officiellement proclamée, qu’Ordre nouveau lui apportera beaucoup (…). Les problèmes matériels sont débattus, et un ami italien nous libère de bien des inquiétudes en nous proposant une aide consistante en affiches et en tracts. Nous revenons de St Etienne forts et décidés. Plus de doute possible, tous sont d’accord là-dessus : il faut absolument conclure l’accord avec Jean-Marie Le Pen et Georges Bidault. Le mouvement est uni, il a la volonté et les moyens de jouer cette carte. Nous savons que malgré les difficultés qui ne manqueront pas de se présenter et l’immense travail que nous allons devoir entreprendre, nous sortirons intacts et même renforcés de cette dure bataille ».

En septembre 1972, Roger Holeindre président du Parti de l’unité française, Pierre Bousquet de l’équipe de Militant et Jean-Marie Le Pen acceptent la politique de Front. Le 5 octobre, le Front national pour l’unité française (FNUF) voit le jour à la salle des Horticulteurs, à Paris, dans le cadre d’une réunion privée. Les personnalités présentes approuvent « pleinement le programme d’action présenté par Jean-Marie Le Pen et François Brigneau », malgré des réticences affichées par certains d'ON et les récents agissements de Jean-Marie Le Pen qui, bien avant cette date fondatrice, remet en question certaines directives d’ON.

La constitution légale du FNUF date du 27 octobre, jour du dépôt des statuts à la préfecture de police de Paris. L’objet du parti, domicilié à l’adresse de la Serp, est de « promouvoir et d’organiser la participation de ses membres à la vie politique sous toutes ses formes ainsi que l’application de tous moyens propices à la réalisation de son objet ». En d’autres termes, il s’inscrit dans le regroupement des forces de l’opposition nationale dans la perspective du renouvellement législatif. Le comité directeur est ainsi composé : Jean-Marie Le Pen représente les « nationaux », issus des courants de l’Algérie française, avec Roger Holeindre. François Brigneau représente les nationalistes d’ON et du journal Militant dont Pierre Bousquet, secrétaire général du Parti de l’unité française, est le rédacteur en chef. Guy Ribeaud, du Mouvement pour la justice et la liberté (MJL) de Georges Bidault, lui-même ancien du Comité national de la Résistance (CNR) et président du Rassemblement pour l’Algérie française (RAF), s’apparente aux centristes anti-gaullistes. Il est une des cautions historiques du mouvement.

Bien avant sa constitution, le FN suscite des réserves quant à sa nature et à certains de ses hommes. Alain Renault insiste bien sur l’ « étape » que représente ce FN dans la création d’un parti nationaliste-révolutionnaire, un « élément » de la stratégie d’ON. Le groupuscule d'extrême droite, à l’origine de la création du mouvement, revendique le rôle dirigeant au sein du FN. Lorsqu’il définit à son second congrès le FN à venir et ses perspectives politiques, Ordre nouveau revient, entre autres, sur les leçons à tirer de la « navrante histoire du tixiérisme ». La première ? On « ne bâtit pas un parti autour d’un homme, ou même de quelques-uns, mais à partir d’une organisation ».

Le Front national est un « coup d'audace mais l'audace, c'est déjà la victoire à moitié gagnée » écrit Jean-Marie Le Pen dans le numéro 15 de Pour un Ordre nouveau annonçant la création du parti. Âgé de 42 ans, il en est le président. Rapidement, la petite formation d'extrême droite devient sa propriété. Des années plus tard, il se souvient de la banderole dressée au dessus de la tribune - « Nous sommes le Front national » - alors qu'il assistait au second congrès d'ON. Sa réaction, verbalisée bien après, annonce la suite de l'histoire du FN, à commencer par ses premières années et les oppositions à venir entre ON et le FN : « Non, le Front national ça n’était pas eux, c’était moi, mais ils souhaitaient en faire partie, si j’ose dire, et bien sûr l’animer et en être les patrons ».