28 juin 1973 : le Ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin annonce la dissolution d’Ordre nouveau (ON) et de la Ligue communiste lors du Conseil des ministres. À ce moment-là, le mouvement d’extrême droite compterait moins de 2 000 adhérents. Jean-Marie Le Pen ne le sait pas encore mais la disparition d’ON peut être considérée comme le début d’une autre histoire pour son parti.
Le FN n’a alors que quelques mois d’existence. Il vient d'obtenir aux élections législatives de mars 1973 1,3 % des voix. ON, lui, est apparu sur la scène politique française en novembre 1969. Il s'est structuré autour du Groupe Union Défense (GUD). Son emblème ? La croix celtique, considérée comme « le plus vieux symbole de l’Occident (...) de tous ceux qui, en Europe, sont conscients qu’il y a des valeurs à sauver ». Comme l’affirme Pierre Milza, ON constitue « par son agressivité et sa présence sur le terrain, le fer de lance du néo-fascisme français jusqu’à sa disparition ».
Retour sur ces derniers jours d'ON qui reviennent sur l’histoire originelle du parti de Jean-Marie Le Pen et sur ses liens avec ce groupuscule fasciste, à l'origine de la constitution du FN et matrice du parti d'extrême droite.
Un FN et son président contestés
Pour ON, un « seuil » a été « franchi au printemps 1973 : des « grèves-bouchons, menées par des manœuvres africains » paralyseraient l'usine Renault. L’éditorial de la publication d’ON (juin 1973) rend compte du contexte français de cette manière : « Quelque chose vient de se passer dans la conscience française. Il s’agit pour nous maintenant de transformer cette petite étincelle en flamme, d’expliquer pourquoi l’immigration clandestine, l’immigration sauvage est tolérée et même organisée, de dire tout haut qui exploite cette masse, et qui s’en sert. Qui d’autre, que nous, pourrait enfin dénoncer le scandale permanent que constitue l’importation massive de ce sous-prolétariat, masse de manœuvre des gauchistes et armée de réserve du capital ? (…) Les risques existent. Ils sont même considérables. Mais ils méritent d’être pris ». Au même moment, une pétition, lancée par ON, réclame « l’installation aux frontières d’un triple contrôle judiciaire, sanitaire et de qualification professionnelle ».
29 mai : le FN tient meeting au Palais de la Mutualité. Jean-Marie Le Pen appelle à l’« union sacrée », lancée par tous les « maurrassiens, nationaux, intégristes » dans une salle quasiment déserte. Il s’adresse, directement, aux militants d’ON : « Faisons ensemble le serment de nous tolérer les uns et les autres. Le temps est venu de réunir toutes les forces nationales en faisceaux pour faire entendre librement et fortement la voix de la France. »
30 mai : de son côté, Alain Robert – secrétaire général du FN et d’ON - annonce l’organisation d’un meeting destiné à remobiliser ses troupes sur des thèmes radicaux. Il faut définir de « nouveaux modes d’agitation, de nouvelles méthodes de propagande susceptibles de toucher des masses rejetées peu réceptives aux thèmes classiques et généraux développés par nous jusqu’ici. La nécessité de développer un faisceau de tactiques originales, différenciées, à partir de thèmes particuliers est évidente ».
9-11 juin : troisième congrès d’ON… et, comme nombre de participants s’en doutent, passage rapide au « plat de résistance » c'est-à-dire la (re)définition des relations ON-FN. L’union avec le FN est remise en cause. Certains délégués d’ON ne veulent plus appartenir au parti lepéniste. Selon eux, ce dernier est devenu une « structure d’accueil qui privilégie le combat politique de type classique, telles les campagnes électorales ». Il lui a fait perdre sa spécificité.
François Brigneau, vice-président du FN, réclame la fusion d’ON avec le FN. Sur près de 300 congressistes, 29 s’abstiennent ou votent contre. La motion centrale de politique générale adoptée réaffirme l’appartenance d’ON au FN, assortie de certaines précisions. Elle précise que Jean-Marie Le Pen est le « meilleur fédérateur que la droite nationale pouvait trouver ». Pour ON, une unité demeure donc. Mais elle est faisable en « cherchant à additionner et non pas à diluer les forces existantes ». ON affirme son appartenance au FN... tout en adoptant une stratégie autonome et en prenant certaines distances. Il entend mettre au point l’organisation de structures parallèles, sectorielles – appelées à devenir de « véritables viviers » où le mouvement nationaliste pourrait puiser de nouveaux cadres - qui doivent diffuser ses principes politiques. Alain Robert annonce en clôture du congrès : « Retrouvons la vertu d’insolence : nous voulons être hargneux, teigneux ! Nous n’avons aucune honte de ce que nous sommes, de ce que nous pensons, nous n’éprouvons aucune culpabilité ! Nous savons d’où nous venons, nous avons des héros, des martyrs – nous ne les renions pas. Notre signe est la croix celtique (…) ON peut faire peur mais pas à nous ! »
Pendant le congrès, ON réaffirme sa vocation de parti révolutionnaire, notamment avec l’organisation de son meeting en juin ; l'occasion d'ouvrir sa campagne nationale contre « l’immigration sauvage », un « des plus graves problèmes qui se posent à notre pays ». À quelques heures de sa tenue, ON exprime ses doutes sur son éventuelle interdiction. Il revient également sur les raisons de cette réunion :
La fin d’une histoire et le début d’une autre
21 juin : en ce soir de solstice d'été, Ordre nouveau tient bien meeting sur le thème « Halte à l’immigration sauvage ». Nos « militants sont avertis qu’ils ne doivent céder à aucune provocation, sous quelque prétexte que ce soit », prévient le mouvement d’extrême droite. La veille s’est déroulée une manifestation unitaire de la gauche. Paris est « inondé de tracts » annonçant que si le gouvernement n’interdit pas le meeting d’ON, il portera à « lui seul la responsabilité de ce qui se passera ».
Le thème du meeting a été choisi pour plusieurs motifs : il ne vise, pas seulement, à démarquer ON du FN. Il s’agit aussi de faire comprendre aux militants d’ON que leur formation est un « vrai mouvement nationaliste pur et dur, tandis que le FN est trop mou et trop “national”, pour qu’il puisse être question de fusionner avec lui ». Surtout, il s’inscrit dans le caractère provocateur affirmé de la « thématique » qui ne peut qu’apporter une « grande publicité » à ce rassemblement. Alain Robert a « tiré la leçon » du meeting de Jean-Marie Le Pen du 29 mai à la Mutualité. Pour « que les sympathisants condescendent à venir, il leur faut du “spectacle”. (...) Si la foule vient, ON sera relancé après un an d’effacement au profit du FN ; si la salle est à moitié vide, il sera toujours possible de dire que la violence gauchiste a empêché les partisans d’ON de se rendre à la réunion ».
La provocation est de mise : violences physiques et verbales, discours antisémite, combats avec des militants de la Ligue communiste. À l’extérieur, les affrontements avec la police sont très violents. Le bilan du meeting est lourd : nombreux blessés, cars de CRS incendiés. Jamais Paris n’a connu pareilles violences depuis Mai 68. Jean-Marie Le Pen s’en souvient. À ce moment précis, prétend-il, le FN n’a pas de « relations cordiales » avec ON. De ce fait, il n’était pas associé à cette manifestation. La réalité présente des couleurs plus nuancées. Jean-Marie Le Pen et d’autres du FN et d’ON ont mis en garde Alain Robert. Ils lui ont dit, en substance, que ce meeting ne devait pas dégénérer.
28 juin : ON est dissous. Alain Robert se dit « abasourdi » par l’annonce du gouvernement. Mais pour lui et ses amis, « plus que jamais, le combat continue ». Le FN reste la « maison commune de la famille ». D’ailleurs, quelques heures après l’annonce de la dissolution, le parti de Jean-Marie Le Pen affiche sa solidarité. Si Ordre nouveau disparaît, son « esprit est bien vivant. »
Ce que ne veut pas admettre Jean-Marie Le Pen, c’est que la ligne de conduite d’ON - adoptée ces derniers mois -, affranchie de ses obligations démocratiques, montre une divergence (pour ne pas dire une opposition insurmontable) entre les lepénistes et ceux d’ON. Ces derniers prônent un activisme et un rapprochement avec les politiques d’extrême droite italiennes et grecques. « Le fédérateur que constitue le Front national », expliquent-ils, « se doit de tendre la main à ceux de notre famille politique qui ne l’ont pas encore rejoint, et d’élaborer avec l’accord de ses diverses composantes des prises de position communes qui serviront de base de référence à ces divers mouvements ». Le président du FN s'est donc trouvé devant ce dilemme : ON représente pour son parti la logistique, les cadres et une manne d’adhérents potentiels dont il ne peut faire l’économie. En même temps, le mouvement d’Alain Robert s'est montré beaucoup trop intrusif. Il n'a cessé de remettre en cause la personnalité, les objectifs et ambitions politiques de Jean-Marie Le Pen. La dissolution a donc réalisé ce que Jean-Marie Le Pen ne pouvait se permettre de faire. Fin mai 1973, ON n'est plus. François Duprat pousse le président du FN à poursuivre l’aventure. Une certitude relie les deux hommes : aux lendemains de la dissolution d’ON, seul le Front national a une « notoriété suffisante pour pouvoir être tenu pour le porte-drapeau électoral et politique de toute l’Opposition nationale ».
François Duprat compare ces quelques jours de mai 1973 à ceux qui ont suivi mai 1968 et la dissolution d’Occident, quelques mois plus tard. Pendant pratiquement une année, l’extrême droite avait disparu, avant de refaire surface avec la création d’Ordre nouveau. En 1973, elle est de nouveau en crise. Comme ses prédécesseurs, Jean-Marie Le Pen n’est pas parvenu à concrétiser son ambition d'unir et de rassembler. Ce sont les anciens d’ON qui trouvent certainement les mots les plus justes à propos de cet épisode. Cinq mois après le 28 mai 1973, ils reviennent sur l'homme politique Le Pen en insistant sur sa vision et sa pratique autocratiques : « Ordre Nouveau n’était pas le Front. Mais le Front n’est pas non plus le parti de Le Pen. Il n’a pas été créé pour remettre (sic) à l’ancien secrétaire général du mouvement Tixier de faire une campagne présidentielle à son profit. (...) À Le Pen nous disons : vous n’aviez pas le droit, ni légalement ni humainement, de profiter de la dissolution d’ON pour vous assurer de tous les postes clés du Bureau (...). Tout autre est l’exemple du Front national, tentative passionnante pour réunir le courant traditionnel et le courant révolutionnaire de la Droite, les nationaux et les nationalistes, afin de faire l’Unité. Pour cela, les révolutionnaires devaient accepter de changer leur image de marque, leur style et leur vocabulaire ; mais il fallait aussi que les nationaux fassent des concessions sur les méthodes de travail. Ce fut le cas durant six mois, et ces ''deux cents jours" furent chargés d’espoir. Mais, peu à peu, l’unité fragile se fissura. (...) Les travers du principe du chef revenaient à la surface. Aujourd’hui, nous risquons de nous retrouver avec deux Fronts. Car nous ne pouvons accepter de refaire toujours les mêmes erreurs et Le Pen est résolu à recommencer. (...) L’appareil est le fer de lance de la Révolution. Ce qui nous oppose à Jean-Marie Le Pen, c’est bien cela, et uniquement cela : le heurt de deux conceptions de la politique ; une conception "féodale" ou "monarchique », attachée à un Führerprinzip au petit pied, à la politique des copains et des notables, et une conception révolutionnaire, où domine le principe collégial, où seul est tout-puissant l’appareil de militants collectivement responsables de leur idéal ».
Des mots qui ont pris une résonance particulière... bien des années plus tard.