Le FN part à la conquête des « électeurs cachés »

Document interne de la Délégation générale, "La stratégie du FN", non daté, p. 6 (archives personnelles).

Dans la perspective de la présidentielle de 2017, le FN créé différentes structures - think-tank, collectifs, syndicats - des cercles de réflexion embrassant un large éventail thématique (enseignement, culture, agriculture, etc.) présentés comme « indépendants » du FN. Les deux dernières créations : le Front syndical avec, à sa tête, l’ancien juge prudhommal de la CFDT Dominique Bourse-Provence et le Collectif Clic (Culture, libertés et création) géré par l'ancien de l’UMP et cofondateur de GayLib Sébastien Chenu.

Il s’agit de montrer que le FN est présent dans les domaines clés de la société française ; une sorte de parti politique complet pouvant se positionner sur un ensemble de sujets. En même temps, la formation d’extrême droite entend renforcer sa présence dans certains milieux professionnels, afficher une crédibilité politique et intellectuelle ainsi que des nouveaux profils... tranchant radicalement avec ceux de leurs prédécesseurs. Cette stratégie de conquête est datée. C’est une des permanences de l’histoire du FN : le manque de personnel politique et d’intellectuels crédibles ainsi que son absence dans certains secteurs de la société française.

Le premier cercle FN

C’est juste après les élections européennes de 1984 qu’intervient la création du premier cercle : Entreprise Moderne et Libertés (EML) ; une organisation visant à implanter le Front national dans le monde professionnel. L’objectif affiché de cette association loi 1901 est de « promouvoir toutes les libertés indispensables à l’adaptation des entreprises face aux mutations économiques accélérées » peut-on lire dans le Manifeste de l’association Entreprise moderne et Libertés, L’Esprit d’entreprendre (1987).

Son premier secrétaire général, André Dufraisse, prévoit de « réunir sur chaque plan sectoriel les membres les plus qualifiés de leur profession » afin de « dresser un inventaire des décrets, arrêtés, lois et règlements administratifs divers qui paralysent l’économie française à tous les niveaux ». Avec Jean-Michel Dubois, André Dufraisse fait de l’entrisme syndical son principal but à travers un travail intensif sur le terrain.

À sa tête, un des bâtisseurs du FN

Au FN, on le surnomme « Tonton Panzer » du fait de son engagement sur le front de l’Est sous l’uniforme allemand. Ancien cégétiste (1931-1936), André-Marie Dufraisse passe ensuite par le Parti Populaire français (PPF) et la Légion des Volontaires français (LVF). Il est emprisonné à la Libération, déchu de ses droits civiques et se reconvertit dans la maroquinerie. Secrétaire du Front national de la jeunesse de l’UDCA (Union des Commerçants et Artisans), il y fait la connaissance de Jean-Marie Le Pen. Après un passage au Front national Combattant (FNC) et au Front national pour l'Algérie Française (FNAF), il est emprisonné pour ce dernier engagement. Membre du BP du FN dès 1972, il est nommé délégué du FN dans le Nord et secrétaire fédéral fin 1983.

André Dufraisse se concentre sur les transports, tout en s’appuyant sur la référence chilienne – « après tout, le père Pinochet a pris le pouvoir avec 3 000 camionneurs », aime-t-il rappeler. Après EML, il crée le Cercle national Réagir (transports aériens) en 1985. Deux ans plus tard, apparaît la section syndicale Cercle national RATP. Viendront La Force nationale Transports en commun lyonnais, le Cercle national des Chemins de fer, le Cercle national Mer et Ports, suivis par d’autres.

À partir de février 1985, La Lettre de Jean-Marie Le Pen s’intègre dans « l’offensive de charme » déclenchée en direction de ce potentiel d’« électeurs cachés ». D'autres cercles professionnels et clubs de réflexion rejoignent cet édifice à la fin des années 80. Le parti de Jean-Marie Le Pen se lance dans la phase de recrutement d’intellectuels, de travailleurs, de femmes, d’anciens combattants, de chômeurs ou encore d'handicapés. Par exemple, le Cercle national de l’Éducation nationale (CNEN) affiche comme mot d’ordre « Halte à la marxisation de l’Éducation nationale ». Le Cercle national des rapatriés (CNR) défend des Français rapatriés. Le Front anti-chômage (FAC) place des chômeurs français dans des entreprises proches du FN. Le Cercle national des agriculteurs de France (CNAF) entend sauver l’agriculture française. Le Cercle national des gens d’armes (CNGA) s’adresse « aux gens qui portent ou ont porté les armes ou qui, sous d’autres formes, servent la nation ». Le Cercle national des femmes d’Europe (CNFE) défend, lui, la famille française, les femmes et les valeurs sociétales.

Ces cercles et associations se veulent « à l’écoute des Français. Au sein de leur profession, de leur milieu ou en fonction de leurs centres d’intérêt, ils diffusent également le message du Mouvement national ». En même temps, leur création assoit la position du FN sur diverses thématiques sociétales et évite à ses adhérents de s’encarter systématiquement au FN.

La plupart de ces structures n’existent que par le dépôt de leurs statuts. Certains ont un rayonnement limité et une existence éphémère. D’autres, au contraire, touchent une population plus large.

Bruno Mégret perdure la tradition

Ce système s’intègre dans un dispositif large, visant une stratégie d’implantation par l’intermédiaire de différents relais qui permettent de diffuser les thématiques frontistes auprès de nouvelles catégories socio-professionnelles. Il s’agit de « créer un glacis périphérique de sympathie » comme l’explique une note interne du FN, de la fin des années 80, sur la « stratégie du FN ».

Bruno Mégret, lui, complète l'édifice existant en se concentrant sur le combat social, « troisième pilier de crédibilité » de son programme après « l’insécurité » et la « lutte contre l’immigration ». À partir de fin 1995, le FN crée des sections syndicales au sein de plusieurs secteurs professionnels. Philippe Olivier, délégué général adjoint, en est le responsable.

Une des différences fondamentales entre le FN de Jean-Marie Le Pen et celui de sa fille ne réside donc pas dans les secteurs ciblés. C’est davantage le profil mis en avant des dirigeants des structures marinistes qui tranche avec celui de leurs prédécesseurs. La plupart ayant eu une expérience associative, politique ou syndicale en dehors de l’extrême droite.

Le FN issu du Congrès de Tours est en recherche de tels profils, compatibles avec la dédiabolisation et la respectabilité affichées. Les personnes qui sautent le pas savent, en retour, que seul le parti de Marine Le Pen peut leur offrir une telle ascension et visibilité politiques.