Aux dernières élections départementales (29 mars 2015), le FN passe d'un conseiller général sortant à 62 élus (sur un total de plus de 4000). Villeneuve-sur-Yonne, en Bourgogne, devient un des 31 cantons gérés par le parti d'extrême droite, plus précisément par ses deux candidats titulaires : Erika Roset et Claude Thion. Après avoir passé deux mois au Conseil départemental, ce dernier jette l’éponge. Ce fonctionnaire de catégorie B invoque des raisons professionnelles. Il est le premier démissionnaire frontiste. Sa décision remonterait à fin avril.
Ce n’est ni Edouard Ferrand, le Secrétaire départemental du FN 89 (mais aussi député européen et conseiller régional de Bourgogne), ni le Front national qui commentent cette décision. Le président du Conseil départemental, André Villiers (UDI), s’en charge donc. Ses propos, explique-t-il, s’appuient sur la lettre de l’élu FN qu’il vient de recevoir. André Villiers n’est « pas très étonné. Au-delà des postures, Monsieur Thion a découvert la réalité d'une collectivité » et la difficulté à gérer les « choses ».
Le président du Conseil départemental va au-delà de cette première constatation. Il évoque un « problème inhérent au FN, de fonctionnement interne ». Les « quelques informations » qu’il a glanées sembleraient justifier, pour une toute autre raison, la décision radicale de Claude Thion. Les « élus du FN et les deux élus du FN de l’Yonne », expliquent André Villers, « sont tenus ou étaient tenus (…) de reverser une part significative de leur indemnité au parti qui les a portés à la candidature. Il y a là des modes de fonctionnement qui ne correspondent pas à l’idée que je me fais de la vie publique ».
En d’autres termes, Claude Thion pourrait avoir remis son mandat au FN pour des problèmes de fonctionnement interne, liés à des raisons financières. Si c'était le cas, ce ne serait pas la première fois que le FN se trouve confronté à cette situation. La question du financement - et plus particulièrement du reversement au Front national des indemnités des élus - a déjà posé problème dans l’histoire du FN. Elle apparaît, d'ailleurs, comme une des causes majeures de la scission mégrétiste.
Un avant et un après 1990
Le changement radical s’opère peu après la loi de financement des partis politiques, en janvier 1990. Jusqu’à cette date, le FN fonctionne comme toute autre formation. Les dons de donateurs, les cotisations des militants et de quelques entreprises, les produits financiers, les manifestations et colloques constituent ses ressources financières.
La loi Rocard prévoit des dotations en fonction de la représentativité du parti politique, mesurées d’après ses résultats électoraux. Au FN, certains prétendent que le versement de l’argent public a corrompu le parti. C’est plus précisément la répartition des finances (entres autres le reversement des élus) - jugée inégale - entre le siège national et les fédérations départementales qui est visée. Car à partir du début des années quatre-vingt-dix, les ressources du FN augmentent considérablement. Édouard Ferrand, alors conseiller financier, élu conseiller régional de Bourgogne et secrétaire départemental de l’Yonne, revient sur ce tournant. Il prend le soin de préciser que la crise mégrétiste est d’abord une « crise d’appareil du mouvement » et de poursuivre : « c’est le financement public des partis politiques qui en octroyant au FN une manne de 42 millions lourds a provoqué de profondes mutations dans notre formation politique. Autrefois, nous étions un parti de militants : l’adhérent payait ses affiches et son essence. Aujourd’hui, il y a des salariés qui se sont coupés de la base et parfois réagissent en véritables apparatchiks. Souvent, leur statut de hauts fonctionnaires en détachement (…), leur apporte une sécurité qui leur permet en termes de carrière plus qu’une fidélité inconditionnelle ».
Les reversements des élus régionaux s’intègrent aux ressources financières du FN. Il sont prélevés par le siège et utilisés pour son fonctionnement. De très « rares fédérations bénéficient d’une aide ponctuelle et soumise à condition. Enfin, les fédérations ne touchent aucune quote-part sur les dons reçus par le siège » m’expliquait un ancien du FN. Mais un autre aspect doit être souligné : faire vivre les fédérations, c'était aussi « entretenir le risque que se développent des contre-pouvoirs », précisait un autre au journaliste Romain Rosso.
Peu avant la scission, la participation de chaque élu frontiste au financement est une « obligation ». Lorsqu’il reçoit l’investiture, le candidat s’engage à reverser (en cas d’élection) en général 25 % de son indemnité au parti pour les sommes allant jusqu’à 10 000 francs (environ 1525 euros) et 50 % au-delà. Les députés européens reversent, eux, chaque mois, leur indemnité complémentaire.
Les « obligations » des candidats aux régionales de 1998
Pour les élections cantonales et régionales de 1998, et préalablement aux investitures, le parti de Jean-Marie Le Pen veille à ce que tout cadre destiné à être candidat signe un engagement en amont. La spécificité de ses « reconnaissances de dettes » tient à cette signature qui, pensent les futurs élus FN, conditionnerait leur accès à l’investiture... comme l'atteste un document interne du FN.
C'est une lettre de Bruno Gollnisch, datée du 6 janvier 1997. Elle concerne les élections régionales de mars 1998. Elle annonce que le FN a retenu la candidature du futur conseiller régional et affirme que l’investiture « est conditionnée par la signature des engagements politiques et financiers qui [leur] seront envoyés prochainement et devront être retournés immédiatement au Secrétariat national aux élections. [...] Aucune exception ne sera tolérée ». Le contrat entre le candidat FN et l’association FN s’appuie sur divers articles dont le premier, le sixième et le septième :
Art. 1. Le candidat, ayant reçu et accepté l’investiture officielle du Front national pour l’élection de référence, reconnaît par les présentes que la quote-part le concernant des dépenses non directe- ment liées à la campagne dans sa circonscription mais engagées au plan national par le Front national relativement à l’élection à venir s’élève à cent quatre-vingt mille francs. Cette somme s’entend de toutes dépenses indirectes [...].
Art. 6. Au cas où le candidat, postérieurement à son élection, croirait devoir quitter le groupe politique organisé par le Front national ou ayant son aval ou cesserait d’appartenir au Front national pour quelque cause que ce soit (démission, exclusion, etc.) la dette souscrite par lui continuerait d’être exigible dans les conditions définies au présent contrat. [...]
Art. 7. Il est expressément prévu qu’en cas de défaillance dans l’exécution mensuelle du remboursement de plus d’un mois après une mise en demeure par lettre recommandée demeurée infructueuse, le candidat serait déchu du bénéfice du terme et l’intégralité du solde de sa dette deviendrait immédiatement exigible.
Un « budget » proche de 8 millions d'euros ?
À partir du 1er janvier 1999 se pose le problème des cotisations des adhérents, au moment du renouvellement et du reversement des élus régionaux. La scission est passée par là. Considérant qu’ils continuent de servir l’idéologie de leur parti, les 140 élus régionaux exclus du FN décident de garder leur mandat tout en refusant de verser, tous les mois, leur quote-part à leur ancien parti.
Fin octobre 1999, par l’intermédiaire de son trésorier, le FN envoie une lettre de relance à ces conseillers régionaux explicitant qu’ils ont signé une reconnaissance de dette de 180 000 francs (environ 27440 euros) à l’égard du FN, remboursable par virement bancaire mensuel pour un montant de 2 500 francs (environ 380 euros). Une demande qui reste sans suite.
Le FN n'est évidemment pas la seule formation au sein de laquelle ses élus reversent une partie (ou l'entièreté) de leurs indemnités à leur fédération locale ou au parti. L'aspect, mis en cause semble-t-il par Claude Thion, tiendrait à la part « significative » du reversement de l'élu. À se demander également si les pratiques du FN des années 1990 décrites ici subsistent.
Aujourd’hui, écrit le journaliste de Challenges Laurent Fargues, la « grosse centaine de conseillers régionaux frontistes reverse (...) 20% de leur rémunération. Ils contribuent ainsi aux finances de leur parti à hauteur de 535.000 euros par an. Si les 24 eurodéputés FN s'appliquent le même sacrifice, ce sont près de 576.000 euros de recettes supplémentaires par an (près de 2.000 euros par mois et par élu) qui s'ajouteront à ces contributions obligatoires. (...) Le parti empoche désormais quelque 5,5 millions d’euros de subventions publiques par an, liées au bon résultat des dernières élections législatives, et les cotisations des adhérents rapportent 2,3 millions d’euros, aux dires du FN. Le reste est constitué des contributions des conseillers régionaux et d’environ 150.000 euros de ventes diverses. Au total, le budget du Front national, hors financement des campagnes via le micro-parti Jeanne, avoisine les 8 millions d’euros, contre 6,2 millions d’euros en 2012 ».
La démission de Claude Thion pose évidemment d'autres questions dont celle - essentielle - de son remplacement. Son suppléant, André Fisher, devrait prendre la place de Conseiller sortant… la réponse du septuagénaire, qui réside dans le canton voisin, se fait attendre ! En cas de réponse négative, une élection partielle aura lieu.