Vous roulez sur une route de campagne limitée à 90 km/h. Devant vous, un véhicule se traîne à 50 km/h et vous ne pouvez pas le doubler. Votre premier réflexe est de dire : « mais qu’est-ce qu’il fout ce con ?! ». Vous justifiez l’allure de ce type en faisant appel à ses caractéristiques personnelles : c’est un mou, égoïste et imprudent. En réalité, ce conducteur devant vous vient d’avoir un problème mécanique qui l’empêche d’aller plus vite. Il se rangera d’ailleurs rapidement sur le bas-côté en constatant qu’il est inutile d’appuyer sur l’accélérateur…
Pour pouvoir nous comporter efficacement dans notre environnement social, nous avons tout intérêt à le prédire le mieux possible. C’est pour cela que nous ne pouvons nous empêcher de trouver des causes à nos comportements et à ceux des autres. Nous faisons alors appel à deux grands types d’explication : soit les causes internes (nous trouvons l’explication des comportements dans la personne elle-même, à partir des caractéristiques de sa personnalité), soit les causes externes (l’explication des comportements se trouve au contraire à l’extérieur de la personne, dans les circonstances de la situation).
Dans les années 70, des travaux en psychologie sociale ont montré que nous avions tendance à attribuer les comportements des individus à leur personnalité, au détriment des causes externes. C’est ce que les psychologues ont appelé l'erreur fondamentale (Ross, 1977).
Dans l’explication du comportement d’une personne, l’erreur fondamentale met donc en évidence notre tendance générale à sous-évaluer l’effet lié à la situation dans laquelle cette personne se trouve, et au contraire, à surestimer ce qui relève du caractère de cette personne.
Si vous faites la queue trop longtemps à la poste ou à la sécurité sociale, vous aurez plutôt tendance à blâmer les fonctionnaires derrière leur guichet, avant de penser à pointer du doigt un problème plus globale comme le manque de personnel par exemple.
Mais d’où vient un tel biais dans nos jugements ? Pour quelles raisons les comportements reflètent-ils plus les qualités intrinsèques des personnes plutôt que l’influence de la situation ?
Parmi les différentes explications proposées, les psychologues ont notamment suggéré que le fait de s’en prendre directement à la personne serait plus rapide et moins « coûteux ». Mais l’explication qui est certainement la plus séduisante consiste à dire que l'erreur fondamentale serait l'expression d'une norme sociale. Les psychologues ont en effet constaté que cette erreur fondamentale était une spécificité des sociétés occidentales contemporaines, dont la culture est majoritairement individualiste. Or, dans ces sociétés, ce sont les explications internes qui sont les plus valorisées socialement et les plus désirables. Globalement, une personne qui accentue sa responsabilité dans ce qu’il fait ou ce qui lui arrive sera mieux jugée qu’une personne qui émet des explications externes.
Une expérience de Dubois et Le Poultier (1991) illustre ce phénomène : des enseignants étaient invités à donner un pronostic concernant le passage d’élèves de CM2 en classe de 6ème. Pour porter leur jugement, les enseignants avaient à leur disposition plusieurs informations concernant les élèves (fictifs). Ils disposaient de leurs « supposées » réponses à un questionnaire, permettant de mesurer la propension à donner des explications internes ou externes pour rendre compte de différents comportements. En réalité, ce questionnaire avait été rempli par l’expérimentateur de manière à présenter l’élève soit comme interne soit comme externe. Les résultats ont révélé que les faux élèves ayant choisi un maximum d’explications internes ont fait l’objet des jugements les plus positifs de la part des enseignants.
Pour certains auteurs comme Jean-Léon Beauvois l’erreur fondamentale a une utilité sociale dans les sociétés démocratiques : elle nous amène à nous conformer aux valeurs sociales que sont le mérite personnel, l’individualité, l’auto-affirmation, l’autosuffisance, etc. Dire d'un élève qu'il est bon ou mauvais, d'un salarié qu'il est motivé participe donc à masquer l’influence de la situation sur le comportement des gens. L'échec scolaire ou professionnel n'est alors plus perçu comme un problème organisationnel, mais plutôt comme l'expression de carences individuelles : chacun obtient ce qu'il mérite.
Ainsi, commettre l’erreur fondamentale permettrait de légitimer la position de chacun dans la hiérarchie sociale, et contribuerait à entretenir des rapports de domination au sein de la société.