A grands renforts de conférence de presse, de photo-souvenir avec un robot parlant, le gouvernement a présenté 34 projets innovants pour relancer l'industrie et la croissance française. Voitures sans conducteurs, ou qui consomment moins de 2l aux 100, TGV du futur... Le tout accompagné d'évaluations à n'en pas douter fort sérieuses du cabinet McKinsey, qui garantit sans rire 45 milliards d'euros de valeur ajoutée pour un investissement public de 3.7 milliards; même les arnaqueurs nigérians n'oseraient pas vous promettre un tel rendement total de plus de 1200%. Certains font remarquer qu'il est illusoire d'imaginer pouvoir identifier les secteurs performants de l'avenir.
Le modèle sur lequel raisonne le gouvernement est le suivant. L'innovation rend les entreprises plus compétitives. Ce gain de compétitivité va leur permettre d'embaucher, donc générer au niveau national croissance et emploi. L'innovation dans ce raisonnement apparaît comme une sorte de carburant; plus on en met, mieux l'économie se porte. Et s'il n'y en a pas assez spontanément, le gouvernement doit en ajouter. En somme, ce schéma :
Innovation => compétitivité => croissance => emploi
Le problème, c'est que chaque étape de ce raisonnement est très discutable. A commencer par la première : l'innovation et la compétitivité des entreprises.
Que sont devenus les innovateurs?
L'innovation, tout le monde trouve ça très bien, personne n'est contre, du moins en général; les choses changent lorsque l'innovation d'un concurrent menace votre propre activité. Mais personne n'imagine qu'innover puisse être une mauvaise idée pour soi; au contraire, la littérature managériale est remplie d'ouvrages expliquant qu'il faut "innover ou disparaître", qui expliquent comment innover plus, gérer le changement, entre autres. La presse est remplie des histoires des héros de l'innovation technologique, ces entrepreneurs qui ont fait fortune et changé le monde grâce à leurs idées géniales.
Le seul problème de cette mythologie de l'innovation, c'est qu'elle ne résiste pas très bien à une réalité : cela ne porte pas chance d'être le pionnier dans son secteur. Aucune des entreprises prionnières de l'automobile n'a survécu. Les pionniers de l'industrie électronique ont été Texas Instruments et National Semiconductor, aujourd'hui disparues. Le premier avion à réaction a été inventé par De Havilland. Atari a précédé Nintendo dans l'industrie du jeu vidéo. Xerox a inventé l'ordinateur personnel; Les blackberry ont précédé les Iphone; De manière générale, le cimetière des entreprises innovantes ne parvenant pas à bénéficier de leur position pionnière est bien garni, et l'histoire contient un nombre extrêmement réduit d'entreprises qui ont profité durablement d'avoir créé d'une "innovation de rupture". Si innover est vraiment la clé de la compétitivité, pourquoi tant d'échecs chez les pionniers?
Quel avantage compétitif de l'innovation?
Trois raisons principales expliquent la difficulté à transformer l'innovation en avantage compétitif durable. La première, c'est que l'innovation est par nature un processus coûteux et très incertain. Créer un nouveau produit coûte souvent très cher, sans garantie de succès. Il est bien plus simple d'apporter quelques améliorations incrémentales à des produits existants que de réussir dans une toute nouvelle activité. Et l'innovation ne se limite pas à la création d'un produit, l'essentiel de la difficulté se situant dans la commercialisation.
La seconde, c'est que l'innovation pose des problèmes de gestion interne redoutables, qui ne sont que très difficilement résolus. Le plus connu est le dilemme de l'innovateur; une entreprise disposant d'une position de force sur une activité est à la fois la mieux placée pour développer des innovations de rupture, et celle qui a le plus à perdre à leur développement, qui va cannibaliser les principales sources de revenu de l'entreprise. Cette tension est extrêmement difficile à gérer. Chez IBM, l'ordinateur personnel a été conçu dans les années 70 par une équipe marginalisée par la bureaucratie de l'entreprise, qui craignait à juste titre que cette innovation ne nuise à ses positions de force; installés en dehors du site de l'entreprise, ils ont acheté leurs logiciels et leur matériel à des fournisseurs extérieurs (respectivement Microsoft et Intel) pour éviter d'avoir des contacts avec leurs collègues. Ce qu'ils ont créé a changé le monde, et pratiquement détruit l'entreprise qui leur avait donné les moyens de le faire.
La troisième raison enfin, c'est que même lorsqu'on a réussi à inventer quelque chose, il est très difficile de s'approprier les revenus qui y sont associés. Les concurrents peuvent imiter les innovations assez facilement, sans avoir à supporter toutes les difficultés de l'inventeur; la propriété intellectuelle n'apporte pour cela qu'une protection partielle, ce qu'Apple est en train de découvrir avec Samsung. Pour peu que l'innovation dépende d'une ressource indispensable, les fournisseurs de celle-ci peuvent s'approprier tous les gains qu'elle génère; A moins que ce ne soient les clients qui en soient bénéficiaires.
En somme, pour une entreprise, fonder son avantage compétitif sur l'innovation est une très mauvaise idée. La seule façon de s'en sortir avec cette stratégie est d'avoir la capacité de générer en permanence des innovations, et d'espérer que celles-ci réussiront à chaque fois. Les chances de succès sont extrêmement faibles, expliquant la très forte mortalité des pionniers et leaders technologiques.
Qui gagne à l'innovation?
Ce n'est pas une vue de l'esprit : les économistes savent depuis très longtemps que les gains issus des innovations ne se transforment que très marginalement en profits pour les entreprises innovantes. L'exemple le plus marquant est celui de l'invention la plus importante de l'ère industrielle - le lave-linge. L'essentiel des profits réalisés grâce à cette invention ont été réalisés par des entreprises qui utilisent une technique qu'elles n'ont pas inventé; et l'essentiel des gains liés à cette invention sont les milliards d'heures gagnées par les femmes du monde entier qui ont pu se libérer de la corvée de lessive et consacrer leur temps à des activités plus utiles.
En somme, espérer être compétitif en étant innovant, c'est s'exposer le plus souvent à de lourdes déconvenues. L'innovation apporte des avantages, mais pas celui-ci. Et le principal avantage vient de la capacité à utiliser des innovations; il est même préférable qu'elles aient été inventées à l'extérieur, cela dispense de devoir subir les coûts de développement des inventions. Imiter ce qui réussit ailleurs, et fonder son avantage compétitif sur d'autres qualités, est bien plus avantageux. ce qui sera l'objet d'un prochain post.
Prochain épisode : quelle politique de l'innovation?