Corruption, démission de ministres, manifestations : il y a une crise politique en Turquie. Mais le pays est en train de connaître aussi une crise de balance des paiements, sur le même modèle que la crise asiatique à la fin des années 90; crise financière qui pourrait devenir contagieuse.
La Turquie, cas typique
Les signes avant-coureurs d'une crise de balance des paiements sont bien connus. Ce sont les suivants :
- Montée rapide de l'endettement intérieur, augmentation des crédits accordés, hausse de certains actifs (souvent, mais pas toujours, l'immobilier).
- Déficit de la balance courante, financé de plus en plus par des entrées de capitaux à court terme.
- Mentalité "cette fois c'est différent" : au lieu d'interpréter l'endettement et le solde extérieur comme inquiétants, ils sont justifiés par un optimisme généralisé, selon laquelle le pays concerné n'a pas de raison d'être victime d'une crise.
La Turquie présentait, à la fin 2013, toutes ces caractéristiques. Et c'est la situation politique du pays qui a donné lieu à un optimisme aveugle. Tout le monde a souhaité le succès du gouvernement Erdogan, qui montrait qu'il était possible de sortir de l'alternative destructrice des pays musulmans, entre islamistes fanatiques et dictatures militaires. L'islamisme conservateur de l'AKP d'Erdogan, qui paraissait proche des partis démocrates-chrétiens européens - libéral économiquement, conservateur sur les questions de moeurs, respectueux de l'état de droit - semblait pouvoir constituer un modèle pour le monde musulman.
Profitant en partie de la déconfiture grecque (le secteur du tourisme turc a beaucoup bénéficié des coûts trop élevés en euros de la Grèce), de réformes économiques permettant l'entrée de nouveaux acteurs, la proximité avec l'Union Européenne (et la perspective de l'adhésion qui poussait à la libéralisation politique) la Turquie a remarquablement bien réussi la décennie 2000 (commencée par une crise et un plan d'aide massif du FMI). Et tout le monde voulait y croire.
Au point de ne prêter aucune attention aux signes avant-coureurs de la crise politique. Le pays est sorti des débats publics lorsqu'il a cessé d'être l'épouvantail de l'élargissement européen. Bien peu de gens ont lu les avertissements de l'économiste Dani Rodrik, qui a dénoncé les procès de complaisance de l'affaire Sledgehammer, qui a permis de décapiter l'armée sur la base de documents falsifiés et d'instructions dignes des procès de Moscou. Le parti d'Erdogan s'est allié aux Gulenistes - une sorte de Franc-maçonnerie islamique très présente dans l'administration du pays, dirigée par un chef religieux exilé aux USA - pour épurer les laïcs et l'armée.
Et lorsque la vieille garde laique a été mise sur la touche - l'armée qui n'hésitait pas autrefois à faire des coups d'Etat si le gouvernement s'éloignait trop de la tradition kemaliste du pays - Gulenistes et Erdogan se sont opposés, sur fond d'affaires de corruption et de manifestations violentes.
Ce conflit, désormais au grand jour, a conduit les marchés financiers à se méfier de la Turquie, retirant leurs fonds, ce qui a causé une chute conséquente de la livre turque. Jusqu'à la décision de la banque centrale turque d'élever considérablement ses taux d'intérêt pour tenter d'enrayer la fuite des capitaux. Sachant qu'Erdogan s'oppose à cette hausse des taux, qui risque de mettre l'économie nationale en difficulté.
La hausse des taux peut-elle enrayer la crise?
C'est peu probable. Toute une littérature économique montre que lorsque la confiance des marchés financiers internationaux est perdue, il est très difficile de la ramener par des taux élevés. La crainte dans la monnaie devient une crainte sur l'économie : les capitaux partent parce que les investisseurs craignent que la hausse des taux d'intérêt cause une crise qui rendra les entreprises nationales incapables de rembourser leurs dettes.
Alen Mattich compare la Turquie avec l'Angleterre en 92; le gouvernement avait promis de défendre la livre contre les attaques spéculatives, montant les taux jusque 12%; mais les investisseurs, se disant à juste titre que de tels taux étaient insoutenables pour l'économie, ont continué de vendre la livre. George Soros y a gagné un milliard de dollars et sa notoriété.
On peut donc s'attendre à ce que le rebond initial de la livre turque ne soit que de courte durée.
C'est contagieux?
Lors de la crise asiatique, la crise en Thailande avait provoqué des effets en chaîne. Un pays en crise conduit en effet souvent les investisseurs à changer leurs perceptions sur un ensemble de pays perçus (à tort ou à raison) comme ayant des caractéristiques identiques. Et cela fait quelques temps que les "BRICS" suscitent l'inquiétude. S'y ajoute un phénomène désormais bien établi : la réserve fédérale américaine a un impact important sur la conjoncture dans les pays émergents, déterminant en pratique leur politique monétaire.
Néanmoins, quelques facteurs pourraient faire que la crise turque soit moins contagieuse que la crise asiatique. Les pays concernés sont pour l'essentiel dans une situation différente de la crise asiatique, les déséquilibres courants sont moins importants, et les gouvernements ont appris (du moins, on peut l'espérer) à ne pas chercher à défendre à tout prix une parité monétaire insoutenable. Il faut donc se méfier du discours sur les "émergents en difficultés" qui ne s'appuie que sur deux cas particuliers, la Turquie et l'Argentine. Néanmoins, l'économie mondiale commence 2014 dans les turbulences.