Le dernier ouvrage de Michael Lewis, "flash boys", est une charge contre le trading haute fréquence, et un splendide récit sur les évolutions récentes de la finance, qui suscite un débat enflammé sur cette course à la vitesse et la complexité qui s'est emparée des marchés financiers.
Le trading haute fréquence, qu'est-ce que c'est?
L'avantage apporté par la vitesse sur les marchés financiers est connu depuis bien longtemps. La légende dit que Nathan Rothschild a gagné beaucoup d'argent en apprenant avant tout le monde l'issue de la bataille de Waterloo grâce aux pigeons voyageurs qu'il avait confié à un de ses observateurs sur le champ de bataille. Des firmes comme Reuters ou Havas ont prospéré en apportant avant les autres des informations financières.
Le paysage de la finance a énormément changé depuis une quinzaine d'années. Chacun sait que les transactions ne se font plus à la bourse de Paris, mais sur des ordinateurs installés dans un bunker en béton de la banlieue parisienne; on sait moins que depuis 2006, la réglementation a évolué pour favoriser la concurrence entre places boursières.
Aux places traditionnelles se sont ajoutées de nouvelles plateformes d'achats et ventes de titres, des systèmes multilatéraux de négociation; des institutions financières ont créé des "dark pools", places d'échanges dans lesquelles les transactions sont anonymes. Ces dernières structures ont pour objectif de permettre aux gros acheteurs et vendeurs de titres (fonds de retraite, gestionnaires de fonds, etc) de faire leurs transactions sans être immédiatement détectés par d'autres, qui sachant qu'un gros acheteur se présente, pourraient être tentés de passer avant lui pour acheter les titres et les lui revendre plus cher.
Dans le même temps, la puissance des ordinateurs et des algorithmes de trading a considérablement augmenté; le secteur a recruté des informaticiens payés des ponts d'or pour concevoir des systèmes capables d'analyser le fonctionnement du marché, d'y détecter des opportunités de gain immédiat, à une vitesse qui se mesure en microsecondes (millionièmes de secondes) voire en nanosecondes (milliardièmes de secondes).
Cette course à la vitesse a conduit à des développements parfois rocambolesques. Ainsi, la compagnie Spread Networks a investi plus de 300 millions de dollars pour construire une ligne en fibre optique entre New York et Chicago, traversant les montagnes de la manière la plus rectiligne possible. Objectif : réduire le délai de transmission de l'information d'environ cinq millisecondes.
La vitesse de transmission des informations dans une fibre optique est limitée par la vitesse de la lumière; Si par exemple le prix d'achat à terme de l'action microsoft (à Chicago) est temporairement plus élevé que le prix au comptant à New York, celui qui bénéficiera de cette différence sera le premier arrivé. On mesure au mètre près la distance de câble entre les ordinateurs des différents intervenants du marché et les serveurs du marché lui-même.
C'est rentable? Comment gagner de l'argent avec des temps aussi réduits?
Pour référence, un clignement d'yeux dure environ 300 millisecondes; il est évident qu'à ces vitesses, aucun humain ne peut agir, tout sera fait par des ordinateurs programmés pour analyser le marché en temps réel et identifier des mouvements dont il pourra profiter par des achats et ventes. Par exemple, si un acheteur se présente et qu'il le détecte, il pourra acheter les titres avant lui, pour les lui revendre plus cher.
Certaines techniques ressemblent à de la science-fiction. En fonction de la distance physique entre les serveurs des agents de change par rapport aux places de marché, certains algorithmes vont identifier l'origine d'un ordre en mesurant le délai d'arrivée aux différentes plateformes d'échange; connaissant cela, ils pourront analyser la façon dont tel ou tel agent gère ses ordres et en retirer un avantage. Parfois même, les ordinateurs vont simplement rechercher des tendances sur les marchés, qui vont durer quelques millièmes de secondes, et les exploiter le temps qu'elles sont présentes, sans se souvenir ensuite de ce qu'ils ont fait.
Mais une bonne partie des techniques en question sont discutables. Certaines consistent par exemple à multiplier les ordres factices sur tous les marchés en même temps, pour attirer les acheteurs et les vendeurs, et pour ralentir les ordinateurs des concurrents, comme du spam. Résultat, le trading haute fréquence représente une fraction énorme des ordres boursiers (90% selon certains, pour Nyse-Euronext) et les volumes sur les marchés explosent. On pourra aller voir sur ces deux posts le blog Margin Call l'impact sur les marchés de ces pratiques. Les places boursières bénéficient de ce système, car le trading haute fréquence leur apporte un chiffre d'affaires conséquent: elles sont donc toutes disposées à offrir aux entreprises qui le pratiquent les évolutions que celles-ci désirent.
Passer devant tous les vrais investisseurs pour gagner de l'argent sur leur dos, c'est dégueulasse!
Ca se discute. Pour le petit investisseur, qui va sur son compte en ligne pour acheter ses 15 actions Microsoft, le trading haute fréquence est plutôt un avantage. Autrefois, passer un ordre boursier signifiait des délais d'attente considérables, et de dépendre d'un agent de change qui ne faisait pas toujours bien son travail et n'achetait pas franchement à un prix très avantageux pour son client. Avec le trading haute fréquence, l'investisseur individuel voit ses ordres instantanément satisfaits. En effet, l'investisseur individuel n'a pas tendance à faire des ordres au bon moment et à son avantage; il fait trop de transactions, au mauvais prix. Les algorithmes s'empressent donc de satisfaire ses demandes, mieux que ne le faisaient les agents de change traditionnels.
Les vrais perdants sont les gros investisseurs, qui sont la cible de choix du trading haute fréquence. Eux voudraient que leurs ordres volumineux aient le plus petit impact sur le marché; le trading haute fréquence les voit venir, et développe des stratégies élaborées pour leur passer devant (front-running) et leur faire payer cher. Pour cela, les grands gestionnaires de fond ne cessent pas de se plaindre contre les coûts que leur inflige le trading haute fréquence.
Cela a des conséquences : ces gestionnaires de fonds gèrent votre retraite, votre épargne, et ce qu'ils paient sera in fine payé par les épargnants, donc par tout le monde. Mais leurs récriminations, sur le thème de la veuve et de l'orphelin spoliés par le trading haute fréquence, sont assez ridicules. Les premiers qui noient les épargnants sous des frais de gestion peu justifiés, et profitent de leur masse sur les marchés, ce sont précisément ces gestionnaires de fonds. Ils sont bien plus coûteux pour l'épargnant que le trading haute fréquence, qui est au pire une nuisance mineure.
Mais cette vitesse, ces marchés dirigés par des robots que personne ne contrôle, ce n'est pas dangereux?
Cela peut le devenir. Ces algorithmes manquent de sens commun. Lors du krach de 1987, les agents de change ont simplement arrêté de répondre au téléphone lorsque leurs clients leur demandaient de vendre. Les ordinateurs de trading haute fréquence n'ont pas cette subtilité. Et les accidents arrivent; le flash krach de 2010 a vu, pendant quelques minutes, la bourse de New York perdre près de 10% sans raison, pour revenir à la normale peu après; les ordinateurs ont tout simplement cessé d'opérer. On peut aussi penser à Knight Capital, société de trading haute fréquence, qui a fait faillite après qu'une mise à jour de ses programmes aient conduit ceux-ci à lui faire perdre 10 millions de dollars par minute pendant près d'une heure.
Ces accidents sont pour l'instant mineurs : mais le trading haute fréquence augmente la complexité et le caractère inintelligible des marchés, et peut conduire à un effondrement considérable et incompréhensible, aux conséquences difficiles à déterminer. Par ailleurs, en chassant les gros investisseurs des marchés traditionnels et en les repoussant vers des dark pools fait pour eux, cela contribue au fractionnement du marché, et dégrade son fonctionnement.
Il y a une autre conséquence. Il y a quelque chose d'aberrant dans un système économique qui pousse des entreprises à dépenser des centaines de millions de dollars pour gagner quelques millisecondes; ou qui rémunère des millions les meilleurs programmeurs, les meilleurs mathématiciens, pour développer des algorithmes dont le seul objectif sera de participer à une activité prédatoire. Pour la société dans son ensemble, le rapport coût-avantage du trading haute fréquence n'est pas là.
Il faut faire quelque chose, alors!
Oui et non. Le trading haute fréquence est, au pire, un souci mineur sur le fonctionnement des marchés financiers, qui arrive bien loin dans la longue liste des problèmes du secteur de la finance. A trop se focaliser sur celui-ci, il devient une diversion qui empêche de traiter des problèmes autrement plus urgents. Même si l'on parvenait à identifier ce qui est mauvais dans le trading haute fréquence et à l'éliminer - ce qui est bien plus facile à dire qu'à faire, tant le sujet est complexe - on ne changerait pas grand-chose au fait que sur les marchés, il y a des gagnants et des perdants, et que le prédateur le mieux armé tend à l'emporter sur les autres; on ne fera que changer l'identité du gagnant et les moyens qu'il emploie.