«La scène n’est pas tirée d’un film de politique fiction. « Le général gouverneur militaire (israélien) aura bien participé à l’inauguration de l’immeuble des Frères musulmans à Gaza, aux côtés du cheikh Ahmed Yassine (septembre 1973).» Ainsi commence le livre passionnant de Charles Enderlin intitulé : Le grand aveuglement – Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical.
Tout au long de ces 375 pages, l’auteur décrit comment la priorité absolue mise sur la lutte contre l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et plus tard le Fatah et sur le chef Yasser Arafat va occulter pour les dirigeants successifs d’Israël la montée des organisations islamiques à Gaza.
La période couverte par cet ouvrage s’étend de 1967, c'est-à-dire du moment où, à la fin de la guerre des Six jours, Israël occupe militairement la bande de Gaza et la Cisjordanie qui étaient jusqu’à ce moment respectivement sous administration de l’Égypte et de la Jordanie, jusqu’à la victoire électorale du Hamas en janvier 2006.
Ce livre surprend par la quantité de rapports secrets et de conversations inédites qu’il contient, ce que l’auteur identifie comme «sources privées». Cet aspect de l’œuvre s’explique par le parcours très particulier de Charles Enderlin dont il faut dire quelques mots ici.
Élevé en France, après le divorce de ses parents, par sa mère et ses grands parents maternels Juifs autrichiens, il décide en décembre 1968, féru des pensées de Théodor Herzl (le créateur du sionisme), d’émigrer pour vivre dans un kibboutz en Israël.
Il prend la nationalité israélienne en 1970, devient journaliste pour une radio israélienne en 1971, puis travaille à Radio Monte-Carlo, devient éditeur à Kol Israël et, en 1981, correspondant puis chef de bureau pour la chaine de télévision France 2.
En parcourant cette courte biographie, on comprend quel témoin privilégié il a pu devenir et quels contacts exclusifs il a pu établir avec des membres de l’armée et des services de renseignements israéliens. Malgré cela, il demeure assez objectif et la preuve en est que ses reportages sur le conflit israélo–palestinien vont susciter des réactions hostiles des partisans des deux camps.
Le personnage le plus fascinant de ce récit, parmi une centaine d’autres est le cheikh Ahmed Yassine, que nous avons tous pu voir à la télévision, frêle silhouette blanche, dans son fauteuil roulant de paraplégique.
Né en 1936, il fuit avec ses parents en 1948, son village natal pour se retrouver dans un camp de réfugiés à Gaza. À seize ans, un accident, au sujet duquel plusieurs versions existent, le rend infirme pour le reste de sa vie. Ce qui ne l’empêche pas de terminer des études secondaires et universitaires au Caire.
Il y adhèrera à la confrérie des Frères musulmans. Cette association «se donne pour but d’instituer un État islamique fondé sur la charia et débarrassé de toute influence occidentale impie».
En une quinzaine d’années, la confrérie a recruté plus d’un million de membres. À Gaza, Yassine fonde dès 1970 la Moujamma Al-Islami (l’Union islamique) dans le camp de réfugiés de Chati.
Il obtient des Israéliens l’autorisation de construire une mosquée à Joura el Chams, non loin de son domicile. Ses adeptes essaiment partout dans le territoire de Gaza. «Il s’agit, sur le modèle de la confrérie, non seulement de lieux de prière, mais de véritables centres sociaux, dotés de salles de sport, de jardins d’enfants, d’écoles coraniques, de dispensaires et d’organisations charitables».
En 1978 les Israéliens autorisent la création d’une université islamique à Gaza. C’est dans ces institutions que se préparera le lancement du Djihad islamique (la guerre sainte) dans cette région.
Les Israéliens qui n’ont pas lu les textes fondateurs du mouvement vont favoriser son développement comme «antidote à l’OLP» jusqu’au déclenchement de la première Intifada en 1987.
La banale découverte d’une cache d’armes dans la mosquée près du domicile de Yassine le fera condamner à treize ans de détention, mais il sera libéré le 21 mai 1985 dans un échange de prisonniers. Il sera de nouveau arrêté le 18 mai 1989 alors, qu’après un attentat contre un soldat israélien, les services de sécurité intérieure réussissent à remonter jusqu’à Yassine et cette fois, il sera condamné à la prison à vie. Mais la Moujamma pourra poursuivre ses activités sociales et religieuses.
Son histoire aurait pu s’arrêter là, mais un épisode rocambolesque va provoquer sa remise en liberté. Laissons l’auteur nous le raconter: «Le 25 septembre 1997, Khaled Masha’al, le chef du bureau politique du Hamas, sort de son domicile à Amman (Jordanie) lorsque deux hommes s’approchent de lui. L’un deux lui inflige une piqure près de l’oreille. Abbou Sayyaf,son garde du corps, se lance à la poursuite des agresseurs. Avec l’aide des passants et d’un policier, il parvient à les maîtriser. Les deux hommes sont appréhendés. Ils portent des passeports canadiens aux noms de John Kendall et Barry Beads. En début d’après midi Masha’al est hospitalisé. Il souffre de vertige et perd connaissance. Les services de sécurité jordaniens sont avertis et prennent en charge les deux Canadiens qui refusent tout contact avec le consul du Canada .Ils appartiennent au Mossad (services secrets israéliens).»
Résumons la fin de ce récit : Masha’al a été empoisonné. Pour apaiser la colère du roi Hussein de Jordanie, Israël fournira l’antidote, libérera quatre-vingt prisonniers jordaniens et palestiniens détenus en Israël et… le cheikh Yassine!
Le 29 septembre 2000, la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem, le troisième lieu saint de l’islam, déclenchera la deuxième Intifada. Dès mars 2001 le Hamas déclare la guerre à Israël et y envoie ses kamikazes.
Les islamistes se préparent à prendre le contrôle du territoire à Gaza. Mais Ahmed Yassine n’assistera pas à la victoire de son mouvement. Il est tué le 22 mars 2004 lorsqu’un hélicoptère tire deux missiles sur un groupe qui le raccompagnait à son domicile après la prière du matin.
La suite est connue : évacuation des colons israéliens de Gaza qui se termine le 12 septembre 2005 et, lors des élections palestinienne du 25 janvier 2006, le Hamas obtient la majorité absolue au Conseil législatif avec 76 députés contre 43 pour le Fatah.
Nous avons voulu, dans ce texte, rassembler les passages les plus intéressants concernant Ahmed Yassine, qui se trouve dispersés dans le livre de Charles Enderlin, parce que toutes les étapes de ce destin hors normes sont moins connues que celles des autres acteurs du conflit israélo-palestinien.
Mais l’auteur, qui a voulu montrer l’aveuglement des Israéliens face à la montée de l’islam radical, n’a pas limité sa démonstration au Hamas et à la Palestine. Il traite aussi de l’aveuglement des Américains, qui tout à leur anticommunisme viscéral, après que la CIA eut indirectement financé la multiplication des écoles coraniques au Pakistan (qui passeront de quelques centaines à plus que 8 000) apporteront leur soutien aux moudjahiddines afghans.
Des centaines de millions de dollars transiteront par le Pakistan. À Peshawar, à proximité de la frontière afghane, l’islamiste palestinien Abdallah Azzan a ouvert une association d’aide à la résistance islamique. Un riche Saoudien est venu le rejoindre, il offre une bourse mensuel de 300 $ à chaque volontaire arabe disposé à combattre l’Armée rouge, son nom: Oussama Ben Laden.
De toutes ces écoles coraniques du Pakistan sortiront les Talibans. Les Américains qui se réjouissent de voir les Russes embourbés dans ce «Vietnam afghan» s’y retrouveront bientôt eux-mêmes.
Ce livre décrit aussi très bien comment, parallèlement à la montée de l’islam radical, la droite israélienne et surtout les partis religieux vont tout faire pour saboter les négociations entre l’OLP et la gauche israélienne.
Le point culminant en sera, après les accords d’Oslo, l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin, le 4 novembre 1995. Une partie du chapitre intitulé «Les assassins de la paix» pose la question «qui a tué Rabin?» Son meurtrier Yigal Amir est «un pur produit de l’extrême droite nationaliste religieuse».
Plusieurs rabbins sont soupçonnés d’avoir incité cet homme de 25 ans à commettre ce crime. Le Conseil des rabbins, lors d’une de ses assemblées a posé la question : «Yitzhak Rabin encoure-t-il la peine de mort?… Le gouvernement et le Premier ministre ne devraient-ils pas subir la loi de Din mosser? » Une note en bas de page explique ce qu’est un mosser. «Selon la loi religieuse un mosser est un Juif qui trahit sa communauté, met en danger la vie d’autres Juifs ou vend une propriété juive. Sa punition doit être la mort». L’affaire sera étouffée par le nouveau Premier ministre Shimon Peres.
Ainsi, des deux côtés, les extrémistes religieux auront acculé le règlement du conflit israélo-palestinien à l’impasse où il se trouve actuellement. Le livre de Charles Enderlin en attribue en grande partie la responsabilité à l’aveuglement des dirigeants politiques face à des évolutions prévisibles.
Tout au long de ces pages, on reste sidérés et atterrés de voir les conséquences désastreuses que peuvent avoir les décisions, souvent erronées, de quelques politiciens, sur le destin de tant de personnes. Des populations entières en seront affectées pendant des dizaines d’années.
On pense à un immense jeu d’échec où les adversaires vont sacrifier allègrement les pions pour gagner un avantage passager. Que dire du contexte religieux qu’un critique de ce même livre a résumé ainsi : «On peut discuter du tracé des frontières, pas de la nature de Dieu ».
Bien sûr, nous n’avons pu, dans un court article, ne donner qu’un aperçu de ce livre.
Nous ne pouvons qu’en conseiller la lecture.