Chaque année les cérémonies à la mémoire des victimes du goulag et de la répression attirent de moins en moins de monde en Russie. Les enfants de ceux qui ont péri dans les années trente ont tous aujourd'hui pas loin de quatre-vingts ans et pour leurs descendants cette page sombre de l'histoire de la Russie c'est souvent de l'histoire ancienne.
Sans oublier qu'en cette année de commémoration du soixante-dixième anniversaire de la victoire sur l'Allemagne nazie la télévision, la radio, les journaux aux ordres du Kremlin n'ont cessé de glorifier Staline "le grand stratège" en passant largement sous silence les crimes qu'il a commis contre son propre peuple tout au long de son règne.
Sur la place de la Loubianka à Moscou, à deux cents mètres à peine du siège du FSB, l'héritier du KGB, le mémorial est un rocher rapporté des îles Solovki. Un archipel de la Mer Blanche où, bien avant la Révolution d'Octobre déjà le tsar exilait ses opposants. Le monastère des Solovki est une forteresse dont on ne s'évadait pas. Il fut dès les années vingt l'un des premiers camps de ce qui allait devenir le goulag.
Nina Fiodorovna est venue avec deux de ses amies déposer quelques fleurs au pied du monument. Son père a été arrêté en 1937, au plus fort des purges staliniennes. Qualifié d'ennemi du peuple il fut condamné aux travaux forcés d'où il ne revint jamais. "Pourtant, dit sa fille, je me souviens que j'ai pleuré le jour où Staline est mort. On a tous pleuré. A l'époque on était conditionnés par la propagande". Il y a vingt ans, sous la présidence de Boris Eltsine, on a proposé à Nina de consulter le dossier de son père. Y figurent les noms des trois juges qui l'ont envoyé à la mort. "Je n'ai jamais voulu savoir qui ils étaient. Je laisse à Dieu le soin de les juger. J'espère simplement qu'ils ont fini par réaliser tout le mal qu'ils ont fait et qu'ils ont eu ça sur la conscience jusqu'à leur dernier jour".
Le père d'Avgusta Vladimirovna était pope. C'est pour cette seule raison qu'il a été exécuté. Sa famille n'a jamais su où son corps avait été jeté. Quant à celui de Nelly Giorgevna, c'est parce qu'il était allemand, venu travailler en Union soviétique au début des années 30, qu'il fut accusé d'être un espion en envoyé au goulag. Il ne fut libéré et renvoyé en Allemagne qu'après la mort de Staline en 1953.
Pour l'historien Robert Conquest la Grande Terreur aurait entraîné au moins six millions d'arrestations, trois millions d'exécutions et deux millions de décès dans les camps. Mais Nicolas Werth, coauteur en 1997 du Livre noir du communisme, a publié, lui, une estimation inférieure : « peut-être un demi-million d'exécutions ». Au-delà des chiffres, cet épisode sanglant a profondément marqué plusieurs générations de Russes. Celle qui peu à peu disparait espère que le souvenir ne s'effacera pas avec elle.