Les médias anglo-saxons jettent ils délibérément de l’huile sur le brasier de l’euro pour tuer la monnaie européenne ? Certains de mes confrères français correspondants à Bruxelles en sont intimement persuadés : selon eux, ces médias (Reuters en tête, mais on pourrait citer aussi Bloomberg, le Financial Times, le Wall Street Journal etc…) donneraient régulièrement des informations douteuses et alarmistes qui déclenchent la panique et qui, de ce fait, finissent par ….s’avérer exactes !
Ce débat est récurrent : il renaît à chaque fois qu’un Etat membre de la zone euro est sur le point d’appeler à l’aide (5 pays l’ont fait : la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et Chypre). Le scénario est pourtant toujours le même : officiellement, le gouvernement du pays concerné se défend becs et ongles d’avoir besoin de l’aide européenne alors qu’en coulisses, ses discussions avec l’UE sont déjà engagées, souvent depuis des semaines.
C’est à ce moment précis que les médias financiers anglo-saxons donnent des informations souvent exclusives. Informations critiquées alors par quelques confrères français qui les accusent de partialité malveillante. Je ne suis pas d’accord avec eux. Attention : il ne s’agit pas de faire d’angélisme : personne n’ignore les liens financiers qui existent par exemple entre Reuters et les marchés. Personne n’ignore également que la chasse aux « scoops » est une réalité, que la bataille fait rage entre les différents médias anglo-saxons, avec toutes les dérives que cela peut engendrer.
Mais depuis 15 ans que j’exerce ce métier, je reste aujourd’hui encore frappé par un défaut qu’ont beaucoup de journalistes spécialistes d’un domaine : lorsqu’un média concurrent donne une information qu’ils n’ont pas, ils disent systématiquement que cette information est fausse ou orientée. Et je vais même faire une confidence : il m’est arrivé quelques fois d’être tenté moi aussi de tomber dans ce travers. Car oui, quand on suit une matière depuis des années, quand on a un réseau de contacts bien fourni, l’orgueil professionnel en prend un sérieux coup. Mais si, vérifications faites, l’information de la concurrence est bonne, alors il faut la donner.
Quant à l’accusation de manipulation portée par ces mêmes confrères contre Reuters en particulier et contre les médias anglo-saxons en général (cf billet de Jean Quatremer de Libération), outre que cette manipulation reste à prouver avec des faits, mon expérience de 5 années à Bruxelles m’a au contraire montré que Reuters a souvent raison avant la plupart des médias français (excepté Le Monde qui reste une référence incontournable en matière européenne) et que, s’il arrive à Reuters de « survendre » certaines informations, c’est à nous, correspondants basés à Bruxelles de les mettre en perspective en leur donnant l’importance qu’elles méritent dans nos colonnes ou sur nos antennes. Ni plus ni moins.
Le billet de Jean Quatremer : « le jeu trouble de Reuters » :
http://bruxelles.blogs.liberation.fr/
Mon commentaire sur le billet de Jean Quatremer :
Jean,
Je n'ai pas travaillé sur cette affaire de "scoop" ou "non-scoop" de Reuters. Donc peut-être as-tu raison et Reuters tort, ou l'inverse. Mais par le passé, Reuters a souvent eu raison avant tout le monde. Souviens toi : sur l'Espagne justement, l'agence "anglo-saxonne" (bigre, à te lire "anglo-saxon" sonne comme un défaut) a été la première à annoncer un jeudi qu'un eurogroupe se tiendrait par téléconférence le samedi suivant. L'AFP n'avait pas l'info. Ou en tout cas, elle l'a donné avec force démentis...24 heures après Reuters ! Ce qui m'a valu d'ailleurs, à la suite de quelques tweets acerbes de ma part, une explication franche avec l'un de nos confrères de l'AFP à Bruxelles. Il suffisait en effet de passer 3 coups de fil (ce que nous avons été plusieurs à faire) pour vérifier que Reuters avait raison. Je me souviens même avoir terminé l'un de mes papiers à l'antenne par : "En politique, la seule info qu'il faut croire c'est celle qui a été démentie" (maxime librement inspirée de ...Bismark). Des confrères espagnols m'ont alors appelé pour me dire :"mais comment peux-tu dire ça, Madrid nous assure qu'il n'y aura pas d'eurogroupe sur nos banques, si c'était le cas, ce serait une catastrophe ! " Or, cet eurogroupe a bien eu lieu. Alors, y a t-il parfois des dérapages chez Reuters ? Peut-être, comme dans tous les médias. Je dois avouer que leur système qui récompense les journalistes au nombre d'infos exclusives m'a toujours choqué. Et c'est d'autant plus important, que Reuters a (comme Bloomberg et quelques autres) cent mille fois plus d'impact sur les marchés financiers que Libération ou ...France 2 : nos médias respectifs, Jean - et cela nous aidera à rester humbles -n'en ayant...aucun ! Mais contrairement à ce que tu penses, à mon avis, il ne faut pas "manquer un scoop" (s'il est confirmé) au prétexte que cela précipiterait la chute de tel ou tel pays, faisant le jeu des spéculateurs en alimentant la "fameuse prédiction auto-réalisatrice"...Nous, les journalistes (même spécialisés depuis des années dans des dossiers très pointus), nous devons nous abstenir de nous considérer comme des acteurs. Nous avons une info importante ? Nous devons la donner. La "retenir" volontairement pour éviter d'être manipulés revient à une autre forme de manipulation ! Evidemment, si on n'a pas l'information, si les confrères ont mieux fait leur travail, et plus vite, c'est une autre affaire... En résumé : il ne faut pas être naïfs : les médias anglo-saxons ne sont pas forcément irréprochables, mais les accuser d'être surtout "anti-euro" plus que journalistes, c'est leur faire offense et je crois surtout que c'est faux.
Pour être complet sur ce débat, voici la dépêche Reuters en anglais (elle me semble plutôt équilibrée) :
http://www.reuters.com/article/2012/07/27/us-eurozone-spain-idUSBRE86Q0JS20120727?feedType=RSS&feedName=businessNews&utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed%3A+reuters%2FbusinessNews+%28Business+News%29
Et enfin la dépêche Reuters en français sur la même information :
http://www.investir.fr/infos-conseils-boursiers/actus-des-marches/infos-marches/exclusif-madrid-a-evoque-avec-berlin-une-aide-de-e300-mds-446710.php