"On entendait les cris des gens dans les chambres à gaz"

Avant le 70e anniversaire de la libération du camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz, nous avons rencontré une rescapée. Esther Bejarano, 90 ans, doit sa vie à la musique. Sélectionnée pour jouer de l'accordéon dans l'orchestre des femmes du camp, elle a ainsi échappé aux chambres à gaz. Voici le script de son interview, réalisée chez elle à Hambourg le 19 janvier 2015.

 

Le voyage jusqu'à Auschwitz était déjà une épreuve terrible. On était entassés dans des wagons à bestiaux, il n'était pas possible de respirer, l’air était terrible. Il n'y a avait pas de toilettes, on devait utiliser un saut, le faire devant tout le monde. C’était humiliant, il n'y avait aucune dignité.

Et puis, il y avait beaucoup de personnes âgées dans ces trains. Moi j'étais jeune, j’avais 18 ans. Mais beaucoup de ces personnes âgées n'ont pas survécu, elles sont mortes pendant le transport.

Quand on est arrivé à Auschwitz, sur la "rampe juive" comme on l’appelait, il y avait trois hommes en civil. Ils nous ont dit: "vous êtes arrivés dans un camp de travail". On ne savait pas où on était, mais on nous a dit que tous ceux qui ne pouvaient pas bien marcher, qui étaient malades, les femmes enceintes, les femmes avec des petits enfants, tous ceux là devaient monter dans des camions, qu'on les amènerait comme ça jusqu'au camp. Et nous, on s'est dit: si on les amène en camion, et que les jeunes seulement doivent marcher, ça ne doit pas si grave que ça...

Mais quand on est arrivé dans le camp, après avoir passé la porte principale, ils ont commencé à hurler « sales juifs ! », « on va vous montrer ce que ça veut dire de travailler ! ». Ils nous ont conduit dans une grande salle, le soi-disant « sauna », et là on a dû se déshabiller totalement devant les SS. On ne voulait pas, on a pleuré. On voulait pas que ces hommes nous voient nues.

A ce moment, des prisonniers qui étaient là depuis plus longtemps sont arrivés et nous ont dit: "vous êtes à Auschwitz, et si vous ne faites pas ce qu’on vous dit, ça signe votre arrêt de mort".

On s’est déshabillé. Ils nous ont rasé les cheveux, avant d'aller sous une douche froide. Après, on est sorti et on a dû se mettre en ligne. Il y avait devant nous des prisonniers qui nous ont tatoué un numéro sur le bras gauche. J'ai reçu le numéro 41948. On n'avait plus de noms, mais des numéros. Puis on nous a donné des vêtements. Là, on a réalisé que c'étaient des habits de prisonniers. Que ce n'était donc pas un camp de travail ordinaire mais un camp de concentration. On ne savait pas encore que c'était aussi un camp d'extermination.

[...]

Quand on a cherché tous ceux qui étaient partis dans les camions, nos amis, nos parents, on ne les a pas trouvé. Ceux qui étaient là depuis plus longtemps nous ont alors dit qu’on ne les reverrait plus jamais, qu'ils étaient allés dans les chambres à gaz, qu'ils étaient déjà tous morts.

[...]

J'ai été affecté à un "commando" de travail. Le matin, très tôt, on devait aller dans les champs et porter des pierres très lourdes jusqu'à l’autre côté du champ. C’était assez loin et les pierres étaient très lourdes. Et le jour d’après, on devait transporter les mêmes pierres de l’autre côté, là où on les avait pris. Ces pierres étaient tellement lourdes que beaucoup de femmes ont craqué, elles n'en pouvaient plus. Moi aussi, j’ai failli craquer.

On dormait dans des baraques en pierre. Il n'y avait pas de lits, seulement des planches, où on dormait à sept ou dix femmes. Il n'y avait rien pour nous réchauffer, il fallait se serrer les unes contre les autres pour se tenir chaud. C’était terrible.

Un jour, alors que je rentrais du travail, une prisonnière nous attendait. C’était une professeure de musique. Elle avait reçu l'ordre des SS de chercher des femmes qui pouvaient jouer d’un instrument, et moi je me suis proposée. Avant, j’avais déjà chanté pour les kapos, et ils appréciaient cela. Je savais bien chanter, du Schubert, du Mozart, des chansons populaires. Les kapos ont dit à cette femme de me tester. Je suis arrivée et je lui ai que je savais jouer du piano. Elle m'a répondu: "on n'a pas de piano, mais si tu peux jouer de l’accordéon, je vais te tester".

Elle m’a dit de jouer une chanson allemande, un titre populaire que tout le monde connaissait à l'époque [NDLA Du Hast Glück Bei Den Frau'n Bel Ami]. Je lui ai donc dit que je savais jouer de l'accordéon car je voulais à tout prix échapper au travail forcé.

Mais je lui ai expliqué que je devais d'abord répéter, car cela faisait longtemps que je n'avais pas joué de l’accordéon. Je n’en avais jamais joué, je ne savais pas du tout comment faire, je savais juste qu’il fallait tirer pour faire sortir un son. Il fallait savoir comment toucher tous ces boutons, trouver les notes. Mais j’avais une oreille musicale, donc j’ai cherché les basses, et avec ça j'ai pu jouer la mélodie. J’y suis arrivé, et je me suis dit "c’est un miracle..."

Je suis retournée la voir, et je suis convaincue qu’elle avait compris que je n’avais jamais touché un accordéon de ma vie. Mais elle sentait aussi que j’avais un talent pour la musique. Elle m’a dit "d’accord tu es prise dans l’orchestre".

Je ne savais pas que ça allait me sauver la vie, mais je savais que j’avais beaucoup de chance et que, grâce à cela, j'allais pouvoir échapper au travail forcé. En effet, les femmes de l’orchestre n’avaient plus besoin de travailler.

Au début, on a beaucoup répété. Il y avait à peu près 40 femmes dans l'orchestre. On avait beaucoup d’instruments qui avaient été pris aux prisonniers lors de leur arrivée, des guitares, des flûtes, beaucoup de violons mais un seul accordéon.

On jouait seulement des marches. Le matin, on se mettait à l'entrée du camp et on jouait quand les colonnes de prisonnières s’en allaient au travail, et le soir quand elles revenaient. Et pendant la journée on répétait.

Toutes ces choses-là, je ne les ai plus jamais rejouées.

On ne pouvait pas du tout parler entre nous, mais chacun avait compris à quel point c’était horrible de jouer dans ces conditions. On avait mauvaise conscience de jouer pendant que les autres déportées devaient partir pour un travail très dur, c’était terrible pour nous.

[...]

Peu après avoir intégré l’orchestre des femmes, j'ai changé de bloc pour aller dans une baraque en bois, juste à côté d’un grillage. Derrière ce grillage, il y avait un four crématoire et une chambre à gaz. Chaque nuit, quand des convois arrivaient, on entendait les cris, les pleurs. On savait que c'était les cris des gens dans les chambres à gaz.

[...]

Un jour, on a reçu l’ordre de jouer quand les convois de déportés arrivaient dans le camp. Ces convois-là, ils sont tous partis dans les chambres à gaz, et nous on était dehors à jouer. C’était la tactique des nazis, ils voulaient que ces gens ne se rebellent pas, qu’ils aillent tranquillement vers les chambres à gaz.

Et eux, ils ont vraiment pensé que ce n’était pas si grave. Ils nous faisaient signe de la main quand ils nous voyaient jouer. On jouait les larmes aux yeux, mais on avait pas le droit d’arrêter: derrière nous il y avait des SS, avec leurs armes. Si jamais on s'était arrêtés, ils nous auraient abattues.

C’était pour moi la chose la pire que me soit arrivée à Auschwitz. J’ai vu beaucoup de choses très graves, mais ça, c’était la plus dure. Tu ne peux rien faire, tu ne peux pas crier, tu ne peux pas dire "n’allez pas plus loin, il faut s’enfuir !".

[...]

Il ne s'agit pas seulement de mon histoire. C’est très important de ne pas oublier cette époque cruelle des nazis. Qui peut mieux la raconter que ceux qui ont vraiment vécu ça ? C'est mieux que de lire des livres !

Beaucoup de gens me disent: "ne vous inquiétez pas, on va poursuivre votre chemin". Je suis confiante.

C’est encore plus important de faire ce travail car ici en Allemagne il y a de nouveau beaucoup de nazis. Et partout en Europe, on observe un basculement vers l'extrême-droite. Vous en France, vous avez Le Pen, et nous, nous avons assez de nazis. Il faut se défendre, c’est pour ça que l'on témoigne.

Je donne beaucoup et je reçois beaucoup aussi en retour. Moi, ça me donne beaucoup de courage pour continuer le plus longtemps possible. J'ai 90 ans, je ne sais pas combien de temps je peux encore le faire. Mais le plus longtemps possible, je veux raconter cette histoire, et lutter pour qu’il n'y ait plus de nazis, pas seulement ici mais aussi dans le monde entier.

En ce moment, le monde est dans une situation terrible, partout il y a la guerre. Après la seconde guerre mondiale, nous avions pensé qu'il n'y en aurait plus, car les gens ont appris, ils ont vu ces crimes atroces. Mais non. Et ça, c’est très grave.

 

Propos recueillis par Amaury Guibert, Micaela Werth et Brice Boussouar.

 

Publié par France TV Berlin / Catégories : Non classé