Le compte pénibilité : un dispositif inapplicable et inégalitaire

Comment comptabiliser les gestes et postures difficiles sur une journée ? (PHILIPPE HUGUEN / AFP

Quelle que soit la raison qui a poussé le gouvernement à reporter le compte pénibilité tout en le modifiant sensiblement, force est de constater que cette nouvelle réforme était réellement une "usine à gaz" en la forme et qu'elle maintenait, pour ne pas dire aggravait, les inégalités entre les salariés. Aujourd'hui, sur les dix facteurs de risques initialement prévus dans le compte pénibilité, seulement quatre restent d'actualité (le travail de nuit, le travail répétitif, le travail posté et le travail en milieu hyperbare).

Une réforme inapplicable

A compter du 1er janvier 2015, les employeurs auraient dû remettre à chaque salarié concerné par un ou plusieurs facteurs de risques une fiche de suivi sur laquelle aurait été consignée son exposition durant l'année écoulée. Les défendeurs du projet minimisaient les craintes des chefs d'entreprise, en leur disant qu'il n'y aurait rien à faire puisque le logiciel de paie serait actualisé et modifié en conséquence : passons sur "le logiciel de paie qui s'actualise tout seul et gratuitement", au-delà du coût financier engendré par les modifications de paramétrage il aurait bien fallu réaliser en amont une analyse détaillée par salarié du risque d'exposition et de sa durée sur l'année, ce n'est qu'à la suite de ce relevé chiffré que le logiciel de paie aurait pu être actualisé.

Pour effectuer un bilan individualisé pour chaque salarié, les questions qu'un chef d'entreprise comme un salarié peuvent se poser sont les suivantes :

- comment effectuer les analyses et mesures ?

Pour certains métiers les conditions de pénibilité sont connues et similaires tout au long de l'année (un veilleur de nuit travaille par définition toujours la nuit) mais cela n'est pas le cas pour un grand nombre de salariés du bâtiment par exemple qui doivent s'adapter en fonction du chantier sur lequel ils sont missionnés, et la durée du chantier pouvant naturellement être plus ou moins longue. Il est impensable et irréalisable de mobiliser une personne sur chaque site avec pour mission de chiffrer les risques de pénibilité des salariés présents. Pour être concret, si un ouvrier est amené à porter différentes charges dans la journée (certaines de 8 kg, d'autres de 10 kg et les dernières de 14 kg), son employeur devra comptabiliser le nombre de kilos portés et la durée sur une journée pour chaque salarié afin d'obtenir un résultat sur une année.

- qui est cette "personne" en charge de ces analyses et mesures ?

Pour avoir des données fiables et pour minimiser les litiges, cette analyse devra être réalisée par une personne habilitée et neutre. Est ce que ce sont les managers de proximité et/ou les chefs de chantiers qui auraient en charge ce travail ? A priori, cela ne fait pas partie de leur tâche et leur neutralité pourrait être remise en cause dans certaines entreprises et selon les situations. Une personne extérieure à l'entreprise serait-elle missionnée ? Dans ce dernier cas, la question de son financement est posée.

Des contentieux collectifs

Si le dispositif avait été maintenu en début d'année le salarié n'aurait pu que constater et/ou contester la feuille de suivi remise par son employeur : certains salariés auraient été en accord avec les informations les concernant, d'autres non, à tort ou à raison. Les avocats attendaient les contentieux qui s'annonçaient multiples puisque tous les salariés d'une même équipe ou effectuant la même tâche auraient pu être concernés par ces données. Des contentieux qui s'annonçaient longs et difficilement défendables puisqu'il aurait été impossible pour tous les protagonistes, employeurs et salariés, de démontrer et justifier le travail réalisé jour après jour. S'il est déjà difficile de mettre en place les mesures en amont, il le sera encore plus quelques mois plus tard en cas de litige.

 Des salariés toujours perdants

Enfin les grands perdants de ce système auraient été encore une fois les salariés. Je ne parle pas ici des salariés qui travaillent dans des entreprises importantes et qui sont entourés de syndicats pour les représenter, je parle des effectifs des PME PMI qui n'ont pas de syndicats et encore moins de Délégués du personnel. Comment auraient-ils pu se défendre et/ou refuser de signer la fiche de suivi que leur employeur leur aurait remise le 1er janvier ? Par méconnaissance ou pire encore par crainte de perdre son emploi, ce salarié aurait signé sa fiche en ravalant sa frustration.

Lors d'un débat sur ce sujet, un avocat nous faisait part de ses craintes sur ce dispositif : "pour les salariés dans les grands groupes ou les entreprises avec un taux important de collaborateurs syndiqués, il y a déjà fort longtemps que des mesures de différents types (primes, aménagement du temps de travail…) sont accordées aux salariés exposés. En revanche, il n'y a rien dans les petites entreprises et ce n'est pas le compte pénibilité qui allait rectifier ces inégalités.

Il est primordial que les salariés travaillent dans des conditions acceptables et chacun doit se mobiliser pour que les règles d'hygiènes et de sécurité soient respectées dans toutes les entreprises : il est tout aussi urgent que les acteurs se réunissent autour d'une table pour discuter "objectivement" d'un dispositif acceptable pour tous et qu'un vrai dialogue social existe, mais force est de constater qu'actuellement les chaises sont vides.