Une légende, Martha Argerich, rejoint un de ses complices musicaux en train d'en devenir une, Renaud Capuçon. Malgré l'intimité de la relation (musique de chambre, violon-piano), il fallait la Philharmonie de Paris et ses 3000 places pour les accueillir. Et bien sûr standing ovation à la fin...
Un tête-à-tête pas si fréquent
Ce n'est pas si fréquent que l'un et l'autre soient en tête-à-tête même s'ils se connaissent bien, si Argerich, par exemple, a été une invitée régulière du festival de Chambéry que dirigeait Capuçon, en est toujours une de celui de Pâques à Aix-en-Provence dont Capuçon est le directeur musical. Cette entente, ils l'ont par exemple (on en a, en a eu, bien des témoignages filmés) dans le répertoire de trio avec un troisième partenaire, Gautier Capuçon, monsieur frère, et cela a toujours été un bonheur de voir leur complicité musicale au-delà des générations, elle et eux, sans qu'il y ait d'ailleurs ni question de "grande soeur" ni question de "passage de témoin", de la musique, simplement, sans question.
Mais ils se connaissent bien
Mais monsieur frère a ouvert ses ailes, de plus en plus. Et Renaud Capuçon, en quête de partenaires dans l'immense répertoire violon-piano, ajoute, après Frank Braley ou Jérôme Ducros, une Martha Argerich, ce qui pose, chez ces deux immenses musiciens, la question de la direction: qui, sans prendre le pouvoir (ils sont trop intelligents pour ça) décide de l'inflexion donnée à l'oeuvre, d'autant qu'on sait une Argerich infiniment libre dans ce qu'elle tente, mais si musicienne qu'elle n'est jamais dans le contresens et, de toute façon, ayant assez réduit son répertoire (mais c'est plus le cas des concertos) pour tenter, essayer, se laisser guider par l'humeur du jour.
Hommage à l'ami disparu
Un concert qui était prévu depuis si longtemps et qui arrivait une semaine après la perte d'un ami, lugubre hasard, ami des deux, partenaire recherché de l'un: Nicholas Angelich. On y pensait, on se disait, parfois, le remplacera-t-elle auprès de Capuçon qui pourrait, lui aussi, en réciprocité, devenir le nouveau partenaire d'Argerich tant d'années après le duo de légende qu'elle formait avec Gidon Kremer. Les plus anciens s'amusaient d'ailleurs à comparer comment elle se comportait avec ce (plus) jeune partenaire, Kremer et elle étant en gros de la même génération...
Etait-ce nécessaire? On assistait d'abord à un concert superbe -aurait-il pu en être autrement?- mais superbe aussi par le choix d'oeuvres majeures, la dernière, la Sonate de Franck, remplaçant (et on l'a regretté sur le coup, plus du tout quand on a entendu...) la Sonate de Richard Strauss qu'ils avaient jouée à Aix deux ou trois jours plus tôt: sonate de jeunesse d'un compositeur qui a peu écrit pour leur répertoire mais aussi bien Argerich (la Burlesque) que Capuçon (les Métamorphoses) ont toujours montré une tendresse pour l'auteur du Chevalier à la rose...
Schumann, le grand romantique
Schumann d'abord. La 1e sonate, des dernières années (comme la Seconde), dans un débordement de tendresse et de romantisme. On sait Argerich profondément sensible à ce compositeur, dont elle joue inépuisablement le Concerto (qu'elle dit pourtant parfois ne pas aimer) et, du temps où elle donnait des récitals, les Scènes d'enfants, Kreisleriana, Fantaisie, 2e sonate pour piano, bien d'autres. Elle y met des lumières de forêt mais dose, comme dans le premier mouvement, le lyrisme. Et, dès ce premier mouvement, cette manière magnifique dont l'un, sur une phrase, quelques notes, quelques mesures, se met en retrait naturellement pour laisser le chant du partenaire s'épanouir avant d'augmenter de nouveau le son, avec un naturel, une évidence d'écoute mutuelle qui semble remonter à la création de la musique. Qui dirige? Qui décide des couleurs données, automnales et si gorgées d'émotion de cette sonate pas si connue et qu'un Ernest Chausson (nous rappelle Brigitte François-Sappey dans le programme) jouait avec son ami, le peintre Odlion Redon (dont on avait oublié qu'il fût aussi violoniste et pianiste) au point que celles de Beethoven (auxquelles ils les comparaient) nous paraissent froides?
Qui s'adapte?
Est-ce important? On croit, et c'est son caractère, dans le final pris très vite, qu'Argerich impose un élan, une énergie mais que Capuçon assume. Dans une attitude très particulière qu'on a déjà remarquée, ramassé sur lui-même, un peu en déséquilibre, le pied gauche soulevé, balançant légèrement. On préféra toutefois cet Allegretto central, fuyant, presque fugué, course entre eux sans cesse suspendue, s'ombrant d'une mélancolie folle -dans tous les sens. Mais justement: Renaud Capuçon montre qu'il s'adapte, qu'il accepte, qu'il a évidemment validé, qu'il a peut-être même convaincu, qu'il est peut-être à l'origine. L'essentiel, toujours, étant la musique, l'écriture musicale, et, malgré quelques moments moins "purs" (qui font la vie d'un concert), la beauté de ce que l'on entend. Mais tout de même: comment ça se passe avec Elle? Aurait-on d'autres réponses que Magnifiquement?
Une "Kreutzer" à tiroirs secrets
Un monument: Beethoven, la Sonate à Kreutzer. Avec, parfois, on doit le dire, des traits brutaux, dus aussi à une fougue d'Argerich, une rapidité qui contraint Capuçon (contrainte, est-ce le terme?) à adapter son jeu, avec l'assurance qu'il jouerait autrement (évidemment?) avec un autre partenaire. Autrement ou très autrement -on pense à Angelich. Mais c'est aussi la qualité de cette immense musicien de chercher dans la relation qu'il entretient avec tel ou telle un secret différent dans les oeuvres qu'il connaît déjà si bien, avec l'immense curiosité qui le caractérise. Comme s'il se disait: Argerich, avec Beethoven, elle est avec un compagnon de coeur,différent de Schumann: voyons voir. Et comme Argerich, ce soir-là, joue avec cette volonté caractéristique, on l'a dit, mais un détachement (pas de profondeur du son, la musique qui court) presque mozartien, laissons-nous, non pas surprendre,mais l'intuition de construire quelque chose de différent, d'inédit et, de toute façon, qui ne sera jamais rejoué comme ça.
Evidemment Beethoven les rattrape. Après le mouvement lent à variations où l'on a souvent l'impression qu'Argerich joue une sonate avec un violon (magnifique) derrière, le dialogue complice qu'ils ont dans le finale remet soudain les choses... dans l'ordre.
Un violon rayonnant
En revanche, on aura été ébloui par la Sonate de César Franck. Chef-d'oeuvre évidemment mais chef-d'oeuvre pour le violon même si la partie de piano est difficile. Mais c'est le violon qui guide, qui, souvent, dit la phrase que le piano va reprendre, de sorte qu'évidemment le piano ne peut s'échapper. Reste à Argerich (qui a déjà joué cette sonate) à installer un jeu de pianiste autant que de partenaire, avec des foucades, des emportements, qui feraient parfois passer Franck pour un romantique échevelé (mais il y a chez cet homme à l'allure si austère, des débordements de lyrisme surprenants, par exemple dans cette oeuvre-là)
Quant à Capuçon, lui, il peut installer son jeu rayonnant, d'un somptueux flamboiement dans les longues phrases de l'allegro, rendre la puissance musicale de cette oeuvre si "française-fin de siècle" avec une élégance parfaite. Evidemment l'écriture du dernier mouvement le contraint, à l'inverse, à reprendre ce que dit le piano, Argerich le joue vite, c'est moins dans cet esprit de calme "à la Bach", que le violoniste réussit pourtant à préserver. De justesse.
En bis, dédié à Angelich, l'ami commun, un Liebeslied de Kreisler qu'on n'avait jamais entendu aussi plein de musique.
Récital de Renaud Capuçon (violon) et Martha Argerich (piano): Schumann (Sonate n° 1 pour violon et piano opus 105) Beethoven (Sonate n° 9 pour violon et piano opus 47 "A Kreutzer") Franck (Sonate en la majeur pour violon et piano) Philharmonie de Paris le 25 avril.