Un géant que ses ailes n’ont jamais empêché de marcher mais qui l’ont peut-être fait trébucher trop jeune, si jeune, à l’âge où un musicien est dans sa pleine maturité. La mort de Nicholas Angelich à l’âge de 51 ans fait pleurer le monde de la musique et tous les mélomanes français qui adulaient ce pianiste à la double culture, américaine et européenne.
Nous l’avions rencontré et filmé pour le journal de France 2 il y a 20 ans. Il en avait 31, la rumeur le présentait déjà comme un interprète exceptionnel… mais difficile. Taiseux, lunaire, pas vraiment présent, difficile en interview, non par prétention mais par une si profonde timidité presque… autistique. C’était à La Roque-d’Anthéron, au mois d’août 2002 et nous l’avions embarqué, lui si grand, si massif, dans notre petite voiture, à la recherche d’un endroit de calme dans le grand parc. Il avait accepté, modestement, casant sa grande carcasse comme il le pouvait, aimable en parlant peu, et d’ailleurs surpris que la télévision publique s’intéresse à lui.
Et il nous avait répondu, en cherchant le mot juste, la phrase exacte, avec, de mémoire, ce léger accent américain dont nous ignorons s’il l’aura gardé jusqu’au bout. Un Renaud Capuçon, un Gautier Capuçon, ses frères de musique, pourraient nous le dire.
Ce soir-là Angelich enchaînait les trois heures impitoyables des Années de Pélerinage de Liszt, ces tableaux musicaux de la Suisse et de l’Italie, carnets de voyage sonores dont les pianistes ne jouent habituellement que quelques numéros. Mais l’intégrale!… Et il l’avait menée à bien, avec sa décontraction si musicienne, cherchant peut-être l’inspiration dans les étoiles car les cigales, elles, s’étaient tues pour l’écouter.
On l’avait revu quelques années plus tard dans une grande propriété près de Chambéry où faisaient la fête tous les amis musiciens des Capuçon, après un concert de ce festival que dirigeait Renaud dans sa ville natale. Il y avait Braley, Demarquette, Jérôme Ducros, bien d’autres; Martha Argerich qui tricotait paisiblement pendant que les autres dansaient, tel Angelich, dodelinant, ivre de fatigue mais guidé, en état second, par la musique. Les étoiles étaient présentes encore.
Le dernier souvenir sera plus solennel : à la Folle journée de Nantes, il y a trois ou quatre ans, devant les 2000 personnes massées (l’après-midi !) dans le Grand Auditorium, un 1er concerto pour piano de Liszt encore, dont il est si facile de ne faire ressortir que le côté tapageur ; mais avec Angelich ce n’était que force et que musique, qu’évidence et profondeur, toujours avec cette décontraction lunaire qui donnait le sentiment que tout cela était si simple, et la sortie tranquille de cet aimable géant à pas presque maladroits pendant que le public lui faisait une standing ovation (même à Nantes, cela n’arrive pas tous les jours)
Angelich, Radu Lupu : fichu week-end, où n’ont vibré que les touches noires du piano.