Concerts du jour:

• Musique mexicaine par l'ensemble Tembembe
• Pavel Sporcl et ses musiciens hongrois: musique tzigane
• Thomas Enhco, piano jazz et Vassilena Serafimova, marimba
• Jean Rondeau, clavecin, joue Rameau et Bach

 

Cela va commencer. Sous le ciel pommelé de Nantes, une file déjà dense attend que les portes s'ouvrent. On a dit: "Venez plus tôt". Cela ressemble aux consignes dans les aéroports et c'est tout juste s'il n'est pas écrit sur les billets ouvrant le droit à Beethoven: "Présentez vos valises. Pas de flacons"

DES SALLES AUX NOMS DE DANSEURS

Les noms aussi ont changé. Comme tous les ans (murmurent les habitués très à l'aise aux petits nouveaux un peu perdus) Ce sont exactement les mêmes salles mais rebaptisées, en fonction du thème. Ainsi cette année l'auditorium de 2000 places s'appelle Nijinski. Le dieu fou de la danse: normal! Les femmes sont à l'honneur: Anna Pavlova (depuis qu'elle est redevenue un dessert à la mode!), Isadora Duncan. La moins connue Marie Sallé: rivale de la Camargo, sous Louis XV. On est dans ce temps où furent créés les codes de la danse classique tels que nous les connaissons. La "800 places" hérite de Jean-Georges Noverre, le fondateur du ballet moderne, dont la date de naissance le 29 avril est devenu la Journée internationale de la Danse. Je l'ignorais. Les autres sont George Balanchine et le plus inattendu Antonio Gades: on est heureux de cet hommage au grand danseur de flamenco, trop tôt disparu.

MUSIQUES MEXICAINES SAVANTES ET POPULAIRES

On s'installe dans la "Noverre", déjà bien remplie. Et l'inattendu survient. J'avais choisi de la musique mexicaine, m'imaginant quelques mariachis nonchalants. Or, de ce pays secoué ces temps-ci (la guerre des gangs, les relations avec Trump), voici une nouvelle preuve, après la belle exposition qui vient de se terminer au Grand Palais sur sa peinture, de la forte identité culturelle. Le groupe Tembembe, quatre hommes et une chanteuse, nous donne une leçon d'ethno-musicologie en même temps qu'un concert très limpide et très beau. Chaque morceau se compose de deux parties, la première sous influence baroque, la seconde en version musique populaire. En d'autres termes, de ces musiques européennes déversées sur l'Amérique latine à l'époque de la conquête (et très souvent d'influence espagnole), ont cheminé des versions populaires sous forme de chansons ou de danses villageoises. On connaissait les musiques d'influence jésuite qui s'étaient répandues sur le cône sud du continent (Paraguay, Pérou, nord de l'Argentine), on ne savait pas qu'il y avait eu au Mexique le même passage.

UN VIOLON, DES GUITARES ET UNE DANSE D'IGUANE

Le premier morceau "El caballero" commence avec une solennité baroque; puis la voix d'Ada Coronel, timbre un peu rauque et jolie présence, installe avec "Los Negritos" ce que l'on devine (je ne suis hélas! pas hispanisant) d'histoires de femmes jalouses et de maris roulés dans la farine, ou de quelques pesos dérobés. Ses partenaires, qui sont pour trois d'entre eux guitaristes, vont joindre leur voix à la sienne, comme l'excellent violoniste qu'est Ulises Martinez. Celui-ci, dans les fameuses variations sur "La follia" de Corelli revues par Mexico ("Arrancazacate") fait preuve d'un grand talent d'instrumentiste classique qui donnerait envie de le réentendre, par exemple dans "Les quatre saisons" Mais il y a aussi des spécificités bien mexicaines, une sorte de flûte de Pan utilisée comme une percussion par Leopoldo Novoa qui, dans un français incertain et charmant, explique avec un humour triste que "la musique abat les murs" et cette phrase d'actualité remporte un triomphe. Il  y aura aussi la présentation des guitares -celle d'Enrique Barona qui dessine sur la caisse de grands cercles caressants et une toute petite tenue par Ada Coronel, la "mosquito", guitare moustique!

Il y a même à la fin une danse paysanne, défendue par Ada Coronel (cheveux très noirs, robe orange sur jupe noire et pivoine dans les cheveux) et Eloy Cruz, avec frappements de talons, qui reprend le fameux "Canarios" du guitariste classique espagnol Gaspar Sanz en le transformant en "La Iguana" et on ne sait si Cruz, aux pieds de sa belle, devient iguane, taureau ou chien...

LE VIOLON BLEU DE PAVEL SPORCL

Je me faisais une joie du concert suivant, moins original sans doute puisqu'il s'agit de musique tzigane, mais c'est une musique que j'aime infiniment. Pavel Sporcl est un violoniste tchèque de grand talent qui a déjà enregistré avec succès les concertos de Tchaïkovsky ou de Dvorak. Il a fondé il y a quelque temps Gipsy way, un petit ensemble de musiciens tziganes, et lui, le Tchèque, se retrouve avec trois Hongrois. Citons-les: Zoltan Sandor à l'alto et à la guitare, Jan Rigo à la contrebasse et Thomas Vontszemu au cymbalum, ce petit clavier fermé qui évoque la cithare. Sporcl, cheveux blonds en catogan, possède un violon peint en bleu. Déjà cette excentricité me déplaît, d'autant que ce bleu-là n'est pas beau: on a l'impression d'être dans une installation d'Arman, cet artiste qui exposait des violons cassés. Le programme commence par la "Danse hongroise n°1" de Brahms.C'est une excellente idée: ainsi jouée, elle nous rend sensible les sources folklorisantes de Brahms, qu'il a su intégrer dans une grande forme symphonique. Sporcl et ses amis y sont excellents. Ensuite trois csardas, ces danses vraiment typiques de la communauté tzigane de Hongrie.

UN TCHEQUE CONTRE TROIS HONGROIS

Et là naît le doute: on observe Sporcl. Il nous fait face, jouant à toute allure et à toute virtuosité, sans respirer, sans s'occuper un seul instant de ses trois acolytes, même s'il laisse parfois place au cymbalum de Vontszemu qui nous fait une intervention virtuosissime (c'est formidable la première fois, un peu lassant la troisième). Un côté "moi, la star"... Le concert se poursuit avec "une oeuvre que j'aime beaucoup du grand Astor Piazzolla": on attend un tango sans comprendre très bien le lien avec la musique tzigane. Mais non, il s'agit d'un "Ave Maria" et notre perplexité est à son comble, surtout dans l'interprétation sucrée que Sporcl et ses amis nous proposent. Une "Danse du sabre" jouée sans enjeu, dans une adaptation bizarre, puis une "fantaisie russe": là aussi on cherche le lien entre les russes et les tziganes, à part un certain déchirement lacrymal. On sursaute en entendant surgir "Les yeux noirs" au milieu de cette fantaisie. Vontszemu, de son cymbalum, nous montre régulièrement Sporcl comme le boss, les deux autres, en roue libre, semblent se demander ce qu'ils font là. On a l'impression d'être des Américains à l'heure du thé dans les palaces de Budapest écoutant un groupe local qui espère secrètement un billet pour Las Vegas. A la fin Sporcl  nous dit (en anglais, "sorry my french is very bad") qu'il sera ravi de nous retrouver "à la librairie dans cinq minutes pour signer nos récents disques et aussi les miens plus classiques" C'était donc ça...

Ma première déception cette année. Espérons que ce soit la seule!

DECOUVRONS LE MARIMBA AVEC UN JOLI COUPLE

Délicieuse découverte en revanche avec Thomas Enhco et sa consoeur marimbiste (dit-on cela?) Vassilena Serafimova. Enhco, je l'avais entendu ici même, excellent pianiste de jazz qui n'est pas cependant un genre musical qui m'émeut beaucoup. Chacun a ses faiblesses. Mais, au contraire de Sporcl et ses amis, voici un programme délicieusement composé, avec une musicalité remarquable et une complicité, un humour de tous les instants. Serafimova joue du marimba. Cette ravissante Bulgare est évidemment percussionniste au départ mais semble s'être spécialisée dans la pratique de ce gros xylophone sur patte -plus réceptif et à la tessiture plus étendue, en particulier dans les graves. Dans le cas le plus complexe, on tient un maillet à deux têtes dans chaque main, formant un V plus ou moins fermé ce qui peut permettre des accords de quatre notes. On peut avoir aussi des maillets à une tête. Le talent de Serafimova pourrait susciter des vocations. Mais il y a mieux: il y a un programme. Varié, intelligent, pétillant. Et toujours à deux, qui se regardent, se répondent, s'écoutent, aussi beaux à observer qu'à écouter. On ne peut d'ailleurs s'empêcher de se demander: sont-ils simplement complices, ou davantage? Mais, comme le disaient en leur temps les Inconnus: "Cela ne nous regarde pas"

UNE DANSE BULGARE SUR UNE HISTOIRE DE POIVRONS

Deux compositions de Thomas Enhco lui-même: "Fire dance" et "Eclipse" Certains trouveront ses mélodies faciles mais c'est reposant, joli comme tout et poétique. Une magnifique transcription, de la première sonate pour violon de Bach, "avec des improvisations au milieu": comme Bach va bien au marimba, comme Bach va bien avec tout! Mais l'interprétation de nos deux amis est transcendante. Puis deux danses, l'une de Macédoine "avec un rythme à 9/16" et une de Bulgarie, le pays de Serafimova, "une mesure à 8 temps une mesure à 11 temps alternées pair-impair". Il est bien de rappeler la complexité rythmique de ces musiques apparemment simples. "J'ai appris pour l'occasion, dit Enhco, quelques phrases de bulgare -Il a surtout appris pour draguer les filles" répond Serafimova. On ne sait si elle s'y inclue. En tout cas, dans cette danse ravissante, et qui est aussi chantée, les deux font montre, lui d'une très jolie voix de ténor, elle d'un ravissant soprano. On en sort tout enchifrené de poésie: "En fait, la chanson, dit Serafimova dans son français chantant, s'adresse à un certain Dima, et lui demande: "Dis-nous comment tu fais pour planter des poivrons" Cela ne rompt pas le charme...

FAURE EN JAZZ

Il y aura encore la superbe "Pavane" de Gabriel Fauré "en accentuant un peu son côté sombre et en mettant de l'impro. Pardon, Gaby!" Justement, c'est étonnant comme Enhco garde toujours l'esprit du jazz, allongeant la note, les silences, dans un très subtil travail. Et la virtuosité, la musicalité de Serafimova explosent dans le "Grand tango" qu'Astor Piazzolla avait écrit pour Rostropovitch. Le marimba remplace ici le violoncelle et c'est magistral.

RONDEAU, LE CLAVECINISTE LOUP DE MER

On a encore un rendez-vous avec un musicien remarquable: Jean Rondeau, le claveciniste ébouriffant ébouriffé, Victoire de la musique il y a deux ans. Il entre, chemise froissée si près du corps qu'on croit que les boutons vont sauter, longs cheveux blonds et barbe de soixante jours comme s'il arrivait d'une Transat en solitaire. Mais non: il débarque d'un autre concert baroque avec son ensemble Nevermind. Il joue Rameau sur un beau clavecin à deux claviers: quand on est habitué au piano, c'est étonnant de voir les doigts ferrailler sur un si petit espace avec cette rigueur, cette précision, cette maturité chez un garçon de vingt-cinq ans. Son Rameau avance, selon le rythme des danses de l'époque qu'on retrouve chez Bach, allemande, courante, sarabande, gavotte

SAUVAGES ET TARDIFS

. "C'était à la fois dense et léger" dira une dame à la sortie. C'est exactement ça, les lignes musicales de Rameau s'entrecroisent avec clarté et précision, l'oeuvre respire avec une majesté imparable, toutes les intentions de Rameau sont là. Rondeau continuera avec la grande "Chaconne" de Bach, celle de la "2e Partita pour violon seul". Mais il a choisi de (re) transcrire la transcription pour la main gauche de Brahms. C'est très curieux: on a le sentiment d'entendre un clavecin réinterprétant un piano réinterprétant le clavecin. Cette mise en abîme est évidemment confondante de musicalité.

Quelques bis malgré l'heure tardive: un Couperin et les célèbres "Sauvages" de Rameau. Allez écouter Rondeau sur Youtube dans l'éblouissant "Fandango" du Padre Soler, l'Espagnol. La boucle sera ainsi bouclée avec nos amis du Mexique.

Autres concerts de Tembembe:  aujourd'hui 20 heures, demain vendredi 21.15, samedi 9.15 et dimanche 19.15

Sporcl (qui a ses passionnés à en juger par l'accueil) et ses musiciens joueront aussi ce jeudi à 17.45