J'adore l'alto. C'est même mon instrument à cordes préféré. J'aime ses sonorités ambrées, chaudes, automnales. Je me suis donc précipité au théâtre des Champs-Elysées quand j'ai vu que l'orchestre de chambre de Paris avait invité Antoine Tamestit pour un programme tout-alto. Dans l'école française, il y a Gérard Caussé, le senior, et Antoine Tamestit, le junior. Même si ce junior-là, d'allure si juvénile, a déjà 37 ou 38 ans. Tamestit, je l'avais évidemment déjà entendu, en particulier dans le "Harold en Italie" de Berlioz Mais le programme proposé l'autre jour était en plus composé d'oeuvres rares.
UN PETIT GARCON ELEVE DANS LES CORDES
Il me reçoit dans sa loge, tout en noir, calme, la parole concise et en même temps chaleureuse quand il parle de son instrument. Instrument qui trône derrière lui, un Stradivarius, excusez du peu: "Stradivarius a créé 600 violons mais seulement 12 altos. Beaucoup sont dans des musées, je crois que nous sommes quatre à en jouer" Mais justement: comment, petit garçon, se tourne-t-on vers cet alto joufflu, alors qu'on a le choix entre le royal violon et l'imposant violoncelle? L'altiste, comme on l'entend souvent, n'est-il pas un violoniste frustré?
Cela l'amuse.
En fait le parcours (rapide) qui l'a conduit à l'alto est le fruit d'une vraie logique. "Mon père est violoniste en même temps que compositeur, j'ai aussi une tante qui joue du violon. Très naturellement on m'a offert un violon pour mes cinq ans. J'étais évidemment déjà sensible à la musique, à toutes les musiques, avec une prédilection pour les suites pour violoncelle de Bach, je crois que c'est Paul Tortelier qui les jouait. Et justement, fasciné par la sonorité du violoncelle, j'ai fini par en demander un. Mais le maniement du violoncelle était un peu compliqué pour moi, d'autant que la disposition des cordes est différente. Je me suis alors tourné vers l'alto, qui a les cordes du violoncelle mais qui, dans sa forme, se rapproche du violon"
LES COULEURS CHAUDES ET PROFONDES DE L'ALTO
J'aurai appris quelque chose, et compris pourquoi les violonistes jouent rarement de l'alto, et inversement. "On peut s'adapter..." En me penchant depuis sur la question, j'ai découvert qu'effectivement les cordes du violoncelle et de l'alto sont accordées de la même manière mais le violoncelle une octave en-dessous. A l'inverse, les partitions pour violon sont écrites en clef de sol, celles d'alto en clefs d'ut. Il n'y a guère du coup qu'un Pinchas Zukerman ou un David Oistrakh (lui, plus rarement) qui sont passés du violon à l'alto. Zukerman est même présenté partout comme violoniste ET altiste. "Et vous remarquerez que l'un et l'autre ont, quand ils jouent du violon, des sonorités chaudes, profondes. Presque des couleurs d'altistes"
Sur le peu de répertoire pour son instrument, Tamestit est charmant, enthousiaste mais, dois-je le dire, un peu moins convaincant. "Bach, déjà dans les cantates et les passions, utilise l'alto pour accompagner les voix". Certes mais les sonates et les suites sont pour le violon ou le violoncelle. "Mozart, quand il jouait en quatuor, tenait la partie d'alto". Et l'on a de lui deux duos violon-alto plus le trio "des quilles" pour alto, piano et clarinette, alors qu'il n'a rien laissé pour le violoncelle. "Beethoven jouait de l'alto, on a retrouvé son exemplaire. Schubert aussi". Mais eux non plus n'ont rien écrit pour l'alto, ou à la marge. Il y a un peu d'alto chez Schumann et Brahms, un tout petit peu chez Mendelssohn. Vive Berlioz, de ce point de vue! Mais cette somptueuse symphonie "avec alto principal" qu'est "Harold en Italie" réussit, dans un des quatre mouvements, à ignorer complètement l'alto.
UN CHEF D'ORCHESTRE PRES DES MUSICIENS
Rien non plus chez les post-romantiques, Grieg, Dvorak ou Tchaïkowsky. Rien chez Franck, Saint-Saëns ou Ravel. "Au XIXe siècle, arrivent des interprètes stars qui vont générer tout un répertoire pour leur instrument, Paganini pour le violon, Chopin ou Liszt pour le piano. Pour l'alto, il faudra attendre le XXe siècle, un Paul Hindemith qui a beaucoup écrit pour l'alto, étant altiste". Certes... Mais un Bartok, un Chostakovitch, seraient-ils morts un an plus tôt que le concerto de l'un, la sonate de l'autre, oeuvres hyper-tardives voire conclusives, n'auraient jamais vu le jour.
J'étais aussi très intéressé, dans ce programme, par Tamestit chef d'orchestre. On a le sentiment que c'est un rôle que la jeune génération de musiciens aime tester. Mais Tamestit le fait à sa manière, pondérée et réfléchie, même si ce soir-là, c'était sa "première fois" en France; "Depuis trois ans, j'ai pratiqué la direction en Allemagne", où il a enseigné six ans (à Cologne) avant d'être nommé en 2013 professeur d'alto au conservatoire de Paris.
Et il faut voir comment Tamestit dirige. On est loin du chef à la baguette commandant à ses musiciens. Non, il est "primus inter pares", proche autant que premier. C'est cela aussi qui l'a fait persister comme altiste: "J'aime cette modestie de l'instrument, de ne jamais se mettre en avant. On n'est pas un dieu, on n'est pas inatteignable. C'est quelque chose de très humain" Et cela dit sur l'homme.
L'AUTORITE D'UN MOZART DE NEUF ANS
Au moins sera-t-il sûr d'une chose, qu'il aura imposée: les musiciens joueront debout, à la manière des baroques, pour mieux faire circuler les regards. Et dans la symphonie de Mozart, la 4e, ils sont en demi-cercle, Tamestit et son alto le premier côté cour, Deborah Nemtanu, première violon, la première côté jardin. Les cordes ensuite et, fermant le rond, les deux hautbois et les deux cors. C'est d'un Mozart de neuf ans, avec, dans le premier mouvement, déjà une incroyable autorité, une vraie ampleur. Et des modulations étonnantes, longues phrases en majeur qui basculent en mineur pour quelques mesures. Les vents soutiennent, il y a des effets de chasse, puis un mouvement lent charmant aux teintes pastorales. Le final est plus convenu, Mozart a toujours moins réussi les finals. Tamestit dirige, relance, mais il est aidé par Nemtanu qui semble prendre en charge son propre côté, c'est assez amusant à observer. Et les musiciens de l'orchestre sont très bien, très investis.
L'APRETE DU RUSSE SCHNITTKE
Ensuite, un "Monologue pour alto et cordes" du Russe Alfred Schnittke. Les parents de Schnittke, allemands fuyant le nazisme, sont allés s'installer dans l'URSS stalinienne. Il n'est pas sûr qu'ils y aient gagné. Schnittke subit la méfiance du régime soviétique qui lui commandait des musiques de film en pagaille, sans doute pour l'empêcher de faire des oeuvres personnelles. Le soutien des plus grands interprètes soviétiques, Kremer, Rostropovitch ou Bashmet, lui fit écrire des concertos pour divers instruments avant que la maladie ne lui réserve quelques dernières années lugubres. Schnittke n'était pas d'ailleurs un grand rigolo. Le "Monologue", écrit pour Yuri Bashmet et créé par celui-ci quelques semaines avant la chute du mur de Berlin, confie d'abord à l'alto une phrase brumeuse et mélancolique sur des pizzicati... d'altos. Puis l'orchestre tout entier entre dans la danse, longues phrases du soliste d'un lyrisme triste et âpre, cris des violons, opposition de l'alto qui multiplie les séquences ascendantes et de l'orchestre qui pleure et trépigne (quelque chose de la profonde nostalgie de l'Europe centrale passe dans cette musique). Nemtanu se pose encore plus en second chef, c'est elle qui supplée Tamestit quand celui-ci, incliné sur son alto, nous offre de superbes aigus. L'oeuvre s'achève enfin dans un inquiétant silence.
UN BEAU TELEMANN, UNE MERVEILLE DE MOZART
Nemtanu n'est plus là dans le concerto de Telemann. L'unique, m'a dit Tamestit, de cet immense compositeur qu'on négligeait parfois car il était contemporain de Bach, et que l'on redécouvre, en le mettant quelques marches, forcément, au-dessous du Cantor, mais tous les autres sont, eux, en bas de l'escalier... Un concerto pour alto sur 6.000 oeuvres (oui, oui, Telemann est le compositeur le plus fécond de la musique occidentale, aidé par sa longévité qui le fit mourir à 86 ans): c'est tout de même peu. D'autant que l'oeuvre est très belle, un premier mouvement qui a l'éclat, la puissance des musiques de Versailles ou plutôt des cours allemandes. Tamestit est cette fois au milieu de ses musiciens. Cela sonne comme du Vivaldi germanique, avec des guirlandes de notes, des traits virtuoses, des sonorités "métalliques". Le deuxième mouvement est une "allemande", cette danse contrastée qui donne à ce Telemann quelque chose d'un concerto que Bach n'a pas écrit; le troisième mouvement, moins original, est intéressant par la fougue de l'alto, dans une sorte de course à l'abîme.
(Je demanderai à Tamestit tout à l'heure si Telemann a écrit un autre concerto. La réponse est non "mais il y a un concerto pour deux altos". Et Vivaldi? "Rien". No comment)
La merveille sera la "Symphonie concertante pour violon et alto" de Mozart. Une demi-heure de pure beauté, qui est de toute façon une des partitions les plus inspirées du compositeur, sans qu'on s'y attende vraiment. Je la connaissais bien sûr (quelques superbes enregistrements dont celui d'Oistrakh père et fils) mais elle n'est pas si souvent jouée. De plus très jolie à voir, avec pour chacun sa partie d'orchestre,même s'ils se sont rapprochés en milieu de scène, et le regard ou l'écoute "derrière la tête". Les cors sont un peu lourds, Nemtanu, dans les premières mesures, a quelques acidités de son, mais il y a déjà une complicité, une intimité, qui nous font pencher la tête (et les oreilles) vers eux, comme si on les entourait à quelques pas. La cadence est merveilleuse, une sorte d'arrêt sur image où les deux musiciens trouvent,dans une magnifique complicité, une sonorité unie. Le mouvement lent est déjà une splendeur dans l'écriture. D'une mélodie si simple et si belle où, comme cela arrive chez Mozart, les larmes sont dans la gorge: le violon lyrique sans excès, et qui chante, l'alto, automnal et secret. Cadence de la même eau, dans la même écoute complice. Au troisième mouvement on est rattrapé par des cuivres pas toujours parfaits mais, dans cette oeuvre à deux instruments et désormais deux chefs, on voudrait que les deux archets se touchent comme des baguettes de fées. Peut-être fut-ce le cas pour nous donner cette émotion.
En bis une "Polka" de Schnittke. C'est comme "La Valse" de Ravel, une polka pour mettre fin à toutes les polkas, et c'est superbe et violemment grinçant.
NEMTANU TENTEE PAR L'ALTO!
Je retrouverai mes artistes en arrière-scène, heureux comme tout, Tamestit plus introverti, Nemtanu plus expansive: ils se sont connus au Conservatoire, il se trouve aussi que Déborah Nemtanu et madame Tamestit ont accouché au même moment dans la même clinique! Mais non, cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas joué ensemble. Alors on s'incline. Et l'on glane que Deborah Nemtanu, éminente violoniste s'il en est (mais pas très intéressée, on lui a demandé, par la direction d'orchestre), a tenté il y a peu le partage, jouant de Schumann, à la suite, les "Mouvements de contes de fées" à l'alto et la "1e sonate pour violon". J'ai seulement eu le temps de lui arracher que l'archet de l'alto était "vraiment très très lourd" Et pas pu dire à Tamestit, si entouré qu'il était, qu'il avait peut-être là une partenaire future pour le "concerto à deux altos" de Telemann.
Concert de l'orchestre de chambre de Paris, direction et alto Antoine Tamestit, Deborah Nemtanu, violon: Schnittke (Monologue pour alto et cordes), Telemann (Concerto pour alto), Mozart (Symphonie n° 4, Symphonie concertante pour violon, alto et orchestre), Théâtre des Champs-Elysées le 17 janvier