C'est un beau disque que vient de publier Wilhem Latchoumia et c'est une belle action. Belle action à l'égard du plus grand compositeur espagnol (même si Albeniz et Granados, ses presque contemporains, ne sont pas loin derrière), Manuel de Falla donc, dont Jean-Charles Hoffélé qui signe les textes et l'interview de Latchoumia fait remarquer qu'on joue pourtant de moins en moins sa musique. Je ne le parierais pas à mon tour mais il est vrai que Falla, qui est au niveau d'un Ravel ou d'un Bartok, n'est plus guère connu que pour sa "Danse du feu", mise à toutes les sauces même s'il s'agit, dans sa version originale, d'une pièce d'une immense qualité. Les si belles "Nuits dans les jardins d'Espagne", par exemple, n'attirent pas beaucoup les pianistes parce qu'elles sont d'une redoutable difficulté et pas du tout spectaculaires à jouer.
UN GRAND PIANISTE DANS LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
Bonne action aussi pour... Latchoumia lui-même, très connu et admiré dans les milieux musicaux mais peut-être pas assez célébré par le grand public, et l'on souhaite que ce disque (et les concerts qui, forcément suivront) y remédient. Latchoumia, quarante-deux ans désormais, a toujours pris des chemins de traverse, même s'ils sont fort nobles, qui l'ont conduit à obtenir des premiers prix au concours de piano contemporain d'Orléans et à celui de Gérone en Espagne. Du coup beaucoup de compositeurs contemporains se sont précipités sur lui, à commencer par Boulez. Mais aussi Gilbert Amy, Philippe Hersant, Michael Jarrell, Gérard Pesson et j'en passe. Au point qu'on a un peu fini par faire de Latchoumia "le" pianiste des créateurs d'aujourd'hui sans voir qu'il savait jouer bien autre chose. Même si, comme il le dit lui-même, il est "abonné aux programmes originaux"...:
Originaux au point d'enregistrer le piano de Wagner! Qui sont souvent des transcriptions mais pas que... Ou de s'intéresser au piano du prolixe Villa-Lobos, pas si fréquenté sous nos latitudes, mais en lui adjoignant son compatriote brésilien Guarnieri (de son prénom Camargo Mozart!), et deux argentins, Alberto Ginastera et Carlos Guastavino. Une empathie latino qui l'a peut-être conduit naturellement à Manuel de Falla même s'il avoue "avoir rêvé de jouer la Fantaisie Bétique depuis mes années au Conservatoire (de Lyon)" Mais voilà: on ne travaille guère, ajoute-t-il Falla et Villa-Lobos dans les conservatoires français: "C'est un style, un univers. Ces formules pianistiques sont très à part, on évoque la guitare à leur sujet, mais je ne sais pas trop quelle tête ferait un guitariste si on lui donnait la partition de la Fantaisie Bétique en le priant de s'en débrouiller. (Et pourtant) Falla utilise les caractéristiques de la guitare et les applique au piano afin de créer un nouvel instrument et de nouvelles sonorités"
FALLA, D'UNE HISPANITE PROFONDE ET CONCISE
Avec, cependant, une hispanité profonde, au sens aussi de "qui remonte loin". L'oeuvre de Manuel de Falla est concentrée, ramassée, laconique. Pas une note de trop dans ses brefs chefs-d'oeuvre. Et une petite production, encore plus petite que Ravel dont les pièces, elles aussi, vont à l'essentiel. Falla donc, ce mélange de Ravel et de Bartok, Ravel pour la concision, Bartok pour l'utilisation des éléments du folklore national, mais évidemment (et Latchoumia y insiste) transcendé, si pourtant on ne doute pas un seul instant en écoutant Falla (c'est un peu moins vrai pour Bartok) de ses origines. Andalouses, d'ailleurs, ce qui n'est pas toute l'Espagne. Et d'un éclat sombre comme l'est cette ville de Cadix où il est né, port aux ruelles un peu sinistres, enserré dans ses remparts au bout de la terre d'Europe, un Saint-Malo de l'extrême sud, avec la même netteté de gris que la cité bretonne.
L'oeuvre pour piano de Falla tient en un disque. On n'y comptera pas les "Nuits dans les jardins d'Espagne" mais (c'est la tradition) les transcriptions opérées par Falla lui-même de ses deux grands ballets, "Le Tricorne" (trois danses) et "L'amour sorcier" (six pièces) C'est dire combien Falla était un homme de clavier, même si, en-dehors de ces deux transcriptions et de la "Fantaisie Bétique", il n'aura écrit (on met à part des pièces de jeunesse que lui-même ne considérait guère) que quatre opus, dont trois qui dépassent à peine les... trois minutes. Jean-François Heisser, avant Latchoumia, nous en avait livré il y a plus de vingt ans sa version, très belle mais qui manquait un peu de tranchant.
LA SOUPLESSE D'UNE CARESSE ET LE TRANCHANT D'UNE LAME
Car il faut, pour jouer cette musique, la souplesse d'une caresse et le tranchant d'une lame, et c'est exactement ainsi que Latchoumia l'aborde. Ecoutez les premières notes d' "Aragonesa", la première des "Quatre pièces espagnoles" qui est aussi le premier opus important de Falla. Un Falla de déjà 30 ans, et Latchoumia utilise la lame quand le piano se déchaîne à deux mains avec une ampleur quasi orchestrale, et la caresse quand la mélodie musarde entre la gauche et la droite. "Cubana" a le balancement caraïbe de la guajira, que l'on entend à l'est de Cuba, mais sans que cela soit purement folklorique: dans ses ruptures de rythme, sa manière de faire, durant seulement quelques notes, de son piano un petit orchestre, Latchoumia nous rappelle (et ce sera sensible pendant toute l'écoute) combien Falla se rattache aux grands ancêtres, un Chopin, un Beethoven, mais aussi combien il a écouté ses contemporains, pas seulement Albeniz dont les "Quatre pièces espagnoles" pourraient être une prolongation d' "Iberia", également Debussy (un peu plus âgé) et Ravel (un an de plus) Et les autres Français, Fauré sans doute et Saint-Saëns ou Dukas, tant la France était la seconde patrie pour les artistes de la pauvre et catholique Espagne. Falla résidera d'ailleurs à Paris pendant sept ans (de 1907 à 1914) et les "Quatre pièces espagnoles" y seront créées, en 1909, par le plus parisien des pianistes espagnols, Ricardo Vines, devant Ravel, Debussy et Dukas, admiratifs.
La troisième pièce, "Montanesa, paysage", est la plus belle et sans doute la moins espagnole (ce n'est pas lié), au début du moins; dans sa pudeur, sa transparence, son attention aux silences (c'est ainsi que Latchoumia la traite), c'est aussi la plus expressément debussyste. La quatrième, "Andaluza", est un feu d'artifice qui fait résonner les aigus du piano (un piano, c'est un petit reproche, enregistré d'un peu loin) mais, là encore, Latchoumia joue avant tout la clarté "française", car c'est un feu d'artifice de piano et non pas d'orchestre...
INSPIRATION POPULAIRE ET GRANDE VIRTUOSITE
Et c'est aussi en pianiste qu'il aborde les "Trois danses du Tricorne", attentif à rendre les chants et contre-chants du piano sans chercher cette fois à imiter l'orchestre mais en rendant sensible les ruptures de rythmes, l'âpreté de l'écriture, ces caresses et ces lames dont je parlais plus haut. C'est surtout évident dans la "Danse des Voisins" et cela rappelle aussi (les deux autres danses sont celle de la Meunière et celle du Meunier) l'inspiration vraiment populaire de cette musique qui aurait comme équivalent les "Trois Mouvements de Petrouchka" de Stravinsky (où l'on aimerait entendre le pianiste) La "'Danse du Meunier" est d'une belle rigueur et d'une belle mélancolie.
Il y a, rythmant le CD, trois pièces brèves, étranges, comme ce "Chant des Bateliers de la Volga", oui, oui, le fameux tube des Choeurs de l'Armée Rouge que Falla transcrivit pour un ami. Vous l'entendrez désormais tout autrement, comme une chanson désespérée que l'on chante juste avant la catastrophe et qui se termine au moment où le ciel ne peut être plus noir. Deux commandes aussi, par l'éditeur français Henry Prunières, d'hommages à deux grands disparus qui avaient encouragé, voire soutenu, Falla à ses débuts: en 1918, un "Homenaje" à Claude Debussy en forme de tombeau, une Habanera lente, claudiquante, et qui cite sur la fin la deuxième des "Estampes" du maître défunt, "Soirée dans Grenade"; Grenade l'Andalouse par l'Andalou Falla. En 1935, "Pour le tombeau de Paul Dukas", d'un Falla qui n'a plus lui-même qu'une dizaine d'années à vivre, morceau en forme de marche fantomatique qui s'inscrit dans la lignée des grands clavecinistes français comme de la grande et méconnue "Sonate" de Dukas lui-même. Cela ne ressemble absolument pas à du Falla mais c'est d'une très haute inspiration où l'on entend aussi les développements harmoniques (en moins de quatre minutes!) des compositeurs de l'époque.
Les deux transcriptions du disque sont traités par Latchoumia selon les mêmes vertus pianistiques et avec le même souci de clarté française et d'une hispanité qui, dois-je encore le préciser, ne tombe jamais dans le pittoresque; et cela est dû d'abord à Falla évidemment. Mais dans "L'amour sorcier", son oeuvre la plus connue, le travail de Latchoumia selon cette optique en est fascinant. Ecoutez la transparence de la "Danse du Feu-Follet" et ses impalpables trilles, le refus (parfois un peu trop) de l'accentuation au début de la "Danse de la Terreur" (et la fin est superbe), la poésie paisible de la "Romance du pêcheur" On est presque déçu que la "Danse rituelle du feu" ne brûle pas autant que sur un brasero gitan mais en même temps captivé par ce superbe piano qui va droit, précis, rigoureux et noble, flamme pure et quintessence.
L'INFLUENCE EVIDENTE DU FLAMENCO
Reste enfin le morceau de bravoure, cette "Fantaisie Bétique" ou, selon le titre exact, "Fantasia Baetica" La cordillère bétique est cette chaîne montagneuse d'Espagne du sud qui part justement de Cadix, monte haut (la Sierra Nevada, plus de 3.000 mètres, en fait partie), circule entre Valence et Alicante et, après une embardée sous-marine, se termine aux Baléares. L'oeuvre, douze minutes à peine, d'un Falla dans la maturité de la quarantaine, lui fut commandé par Arthur Rubinstein qui, s'attendant à quelque chose de plus folklorique, eut tout de même la courtoisie de la créer (à New-York en 1919) mais ne la mit jamais à son répertoire.
Et c'est une oeuvre d'une virtuosité magistrale, que Latchoumia construit admirablement, comme si c'était d'un Liszt andalou, un Liszt à son meilleur. Il y des glissades sur toute l'étendue du clavier, des traits typiques de la guitare (là, on les entend!), des passages d'une simplicité poétique presque atonale, l'influence évidente du flamenco, y compris dans les accords plaqués qui rappellent les talonnades des danseurs; on ne sait si les années pendant lesquelles Latchoumia a rêvé à cette oeuvre lui ont permis une telle savante maturation mais on n'en regrette pas le résultat, qui termine en apothéose ce très bel album. Rendant hommage à un très grand compositeur de ce temps, par un pianiste dont on salue bien bas l'autorité, la poésie et les fulgurances.
Manuel de Falla: l'oeuvre pour piano par Wilhem Latchoumia, 1 CD La Dolce Volta
(le Wagner de Latchoumia a été publié par le même éditeur et le CD argentino-brésilien par RCA)
Latchoumia sera en concert à Tarbes le 5 janvier 2017 et à Lisieux le 17 janvier