A Garnier, Véronique Gens est une très belle "Iphigénie en Tauride" de Gluck

Véronique Gens (Iphigénie) C) Guergana Damianova, Opéra de Paris

C'est un rôle qu'elle a déjà chanté, mais pas dans cette mise en scène où elle succède à Susan Graham, Mireille Delunsch ou Maria Riccarda Wesseling. Et l'événement, outre sa présence, est bien entendu la reprise de ladite mise en scène, qui nous révélait (pour le meilleur et pour le pire, diront certains) Krzysztof Warlikowski. On était en 2006, Gérard Mortier dirigeait l'Opéra de Paris, sortant, chaque saison, différents metteurs en scène sulfureux de sa hotte, en vrais découvreur de talents qu'il était aussi. Et Warlikowski en restera, avec Christoph Marthaler ou Michael Haneke, un des plus emblématiques.

IPHIGENIE EN MAISON DE RETRAITE

Mais désormais, Warlikowski, nous le connaissons. Comme metteur en scène d'opéra, comme metteur en scène de théâtre (le "Phèdre" avec Isabelle Huppert à l'Odéon au printemps dernier) Cet univers froid, dérangeant, où les femmes, perdues dans des rêves traumatisants, hantent des lieux impersonnels sous le regard d'hommes inadaptés, violents ou hagards, n"assumant ni leurs actes ni leurs abîmes intérieurs. "Iphigénie en Tauride" appliquait déjà ces principes mais ce qui avait surpris, scandalisé, séduit parfois aussi, c'est sans doute que l'héroïne de Gluck et de la Grèce antique, noble vestale de la déesse Diane réfugiée paisiblement dans la lointaine Tauride (l'actuelle Crimée), ne justifiait peut-être pas le traitement radical que Warlikowski lui faisait subir: en gros on retrouvait Iphigénie dans une maison de retraite aux allures, plutôt, d'ailleurs, de sanatorium, coiffée d'une improbable permanente blonde à rendre jalouse Nathalie Rheims elle-même (qui, depuis, a abandonné la sienne) et vêtue d'une robe courte d'un tissu doré scintillant, tout cela très "Autriche bourgeoise" comme l'étaient les compagnes d'Iphigénie; celles-ci se prêtant, pendant l'ouverture, à un défilé de mode en robes de chambre, du fond de scène à l'avant-plan. Bref une Iphigénie perdue, comme toutes ses femmes, dans la mémoire de son sinistre passé, "symbole de toutes ces femmes qui, au cours du XXe siècle, ont subi les horreurs de deux guerres mondiales et qui, de ce fait, sont animées d'une force que, l'âge venu, plus rien ne peut plus ébranler"

Véronique Gens (Iphigénie, en rouge), Renate Jett (Iphigénie, en doré) C) Guergana Damianova

Véronique Gens (Iphigénie, en rouge), Renate Jett (Iphigénie, en doré) C) Guergana Damianova

 

UNE EXPERIENCE DE THEATRE

Cette dernière phrase, c'est Gérard Mortier lui-même qui, jugeant le travail de Warlikowski, la prononçait devant Stéphane Lissner, l'actuel patron de l'Opéra. Lissner qui, en reprenant dix ans après l'oeuvre de Gluck, rend aussi un vibrant hommage à ce prédécesseur "qui aimait mettre en évidence la puissance politique du théâtre à travers des productions qui offraient aux personnages toute l'ampleur d'une lecture contemporaine éloignée de tout manichéisme". Certes... à un détail près, cher Stéphane Lissner: nous ne sommes pas au théâtre mais à l'opéra. Et ce qui n'est d'ailleurs pas toujours déchiffrable au théâtre, mais qui se justifie dans la mesure où une pièce a un sens, même littéraire et très souvent un message, l'est encore moins à l'opéra où l'on voit parfois des livrets idiots sauvés par une musique sublime mais jamais un livret génial sauvant une musique sans talent.

C'est ainsi qu'on voit, car nous ne l'avions pas vue alors, ou revoit aujourd'hui cette mise en scène d' "Iphigénie en Tauride": comme une expérience de THEATRE parfois fascinante parfois complètement énigmatique, même quand on a une assez bonne connaissance de la mythologie grecque ce qui n'est pas demandé au départ à l'amateur d'opéra. Et Warlikowski ne fait rien pour nous éclairer à ce sujet, c'est à nous d'aller vers ledit sujet.

Thomas Johannes Mayer (Thoas), Stanislas de Barbeyrac (Pylade) C) Guergana Damianova

Thomas Johannes Mayer (Thoas), Stanislas de Barbeyrac (Pylade) C) Guergana Damianova

INTRIGUE SIMPLE, PERSONNAGES COMPLEXES

L'intrigue de ce qui se chante est pourtant assez simple, quand on comprend que la paisible Tauride où est réfugiée notre héroïne a un défaut, qui nous est très vite expliqué par son roi, Thoas: mettre à mort tout étranger qui aborde à ses rivages. Et justement en voici deux, Oreste et Pylade, son cousin et fidèle compagnon. Oreste, le fils d'Agamemnon, qui a tué sa propre mère, Clytemnestre, elle-même meurtrière de son mari; Oreste, frère d'Iphigénie, rongé par le remords de son crime, que Pylade, malgré son amitié, malgré d'autres liens qui les unissent (non pas amoureux, quoi que certains en pensent, mais parce que Pylade a épousé Electre, l'autre soeur), ne parvient pas à apaiser.  On est un peu surpris qu'Oreste et Iphigénie ne se reconnaissent pas, que Pylade ne soit pas alerté quand Iphigénie lui parle d'Electre, qu'Iphigénie (à qui est confié le soin de donner la mort aux étrangers) décide si facilement d'en épargner un qui ira porter un message à sa soeur, se retrouvant ainsi (puisque Pylade sera sauvé) la meurtrière, sans le savoir, de son propre frère. Mais heureusement le courage de Pylade et l'intervention de Diane achèveront de manière heureuse l'aventure de nos héros, puisée par Gluck et son librettiste aux sources d'Eschyle et d'Euripide, comme le faisait Goethe pour le théâtre au même moment.

(On vous le dit, car, étonnant hasard, la pièce de Goethe, "Iphigénie en Tauride", assez peu jouée par chez nous, est au Théâtre des Abbesses à Paris jusqu'au 10 décembre dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent que nous n'avons pas vue mais dont nous avons entendu le plus grand bien!

C) Guergana Damianova

C) Guergana Damianova

VERONIQUE GENS "DOUBLEE" PAR UNE ACTRICE

Or, cette intrigue assez linéaire mais remplie de petits détails, d'allusions au passé, de coïncidences psychologiques, nous est présentée comme la remémoration délirante d'une vieille dame, avec, durant le premier acte, une Véronique Gens portant la même robe et la même coiffure que celle qui JOUERA Iphigénie par la suite (l'Autrichienne Renate Jett) Gens au milieu de ses congénères, d'infirmières, de mariés qui surgissent (la mariée sera ensuite veuve, ils ont des tenues de princes monégasques ou britanniques, on finira, un peu avec l'aide du programme, par comprendre que ce sont sans doute Agamemnon et Clytemnestre) Il y a des sbires de Thoas qui portent des demi-masques (un sbire est aveugle à tout sentiment), puis, dès le deuxième acte, Gens, qui a changé de robe et de coiffure (robe rouge), est "doublée" par Renate Jett, puis au troisième, ce troisième acte qui n'est qu'une confrontation entre Iphigénie et les deux amis dans une sorte de cage au sol rouge, acte sublime d'émotion, d'intensité, de force musicale  (et défendu comme tel, citons-les enfin, par Gens, Etienne Dupuis en Oreste, Stanislas de Barbeyrac en Pylade), Gens en robe noire, la robe du sacrifice, mais toujours avec sa vraie coiffure.

C'est là (on s'y perd un peu) que, derrière l'Oreste de Dupuis qui crie à Pylade sa souffrance morale et ses rêves maudits, apparaît un Oreste nu comme un ver qui étreint violemment (étreint et poignarde?) sa mère dans une danse mortifère à travers le plateau; idée à la fois superbe et dérangeante, pleine de sens et qui va "choquer le bourgeois". La mort de Thoas, égorgé par Pylade dans une loge d'avant-scène, est aussi une belle image. Entre-temps Gens aura chanté, assise à l'avant-scène, seule et c'est magnifique, son "Ô malheureuse Iphigénie! Ta famille est anéantie!" puis le "Non, cet affreux devoir" au milieu des vieilles dames mangeant une crème caramel, vieilles dames qui concluront, avec Renate Jett, l'actrice Iphigénie, le spectacle en défilé de mode mais cette fois affublées de leurs plus belles robes, et l'on  se dit que toutes ces figurantes pourraient bien avoir été mannequins dans une vie antérieure...

Véronique Gens (Iphigénie) et Thomas Johannes Mayer (Thoas) C) Guergana Damianova

Véronique Gens (Iphigénie) et Thomas Johannes Mayer (Thoas) C) Guergana Damianova

EXCELLENTS CHANTEURS ET SI BELLE MUSIQUE

Alors on a fait un choix: jeter un regard, et parfois un peu plus, à tout ce que nous raconte Warlikowski, mais sans y passer trois heures surtout si on ne comprend pas du premier coup, et se concentrer sur la musique. Sur Gens, par exemple, que Warlikowski, dès le deuxième acte, met à l'avant-scène (normal, elle n'est plus QUE chanteuse), Gens qui incarne superbement une Iphigénie de devoir, de douleur et de tragédie avec une variété d'effets, une ligne vocale parfaite, une musicalité infinie, utilisant une voix dont les aigus sont parfois un peu forcés et qui n'a pas le moelleux de certaines mais qu'elle sait comme peu mettre au service d'un personnage. Elle trouve dans le jeune Barbeyrac un Pylade au timbre superbe; on sait que Barbeyrac sera un des grands ténors de demain mais il réussit à faire de son Pylade un personnage de vaillance et de fidélité sans jamais tomber dans le mièvre. Le Canadien Etienne Dupuis est un Oreste tourmenté, très émouvant, malgré son costume improbable de hippie ensanglanté, et parfait vocalement dans toute sa tessiture. Le Thoas de Thomas Johannes Mayer est bien, malgré quelques notes un peu engorgées.

Etienne Dupuis (Oreste), Stanislas de Barbeyrac à terre (Pylade) C) Guergana Damianova

Etienne Dupuis (Oreste), Stanislas de Barbeyrac à terre (Pylade) C) Guergana Damianova

Des rôles annexes on retiendra la Diane à la belle autorité d'Adriana Gonzalez. Ces rôles sont installés dans la fosse d'orchestre, comme le choeur, très bon. Bertrand de Billy privilégie l'élan vital, la fougue et la relance constante du drame au détail, dans une direction pleine d'ardeur mais toujours claire, qui fait entendre une musique dont on n'a pas encore dit combien elle est belle, belle pour les voix et belle pour ce qu'elle a à dire, classique et si différente, par exemple, de celle d'un Mozart. Le chevalier Gluck avait soixante-cinq ans, il mourra huit ans plus tard, ayant quitté Paris avec la satisfaction d'y avoir imposé ses règles, vérité des sentiments, fluidité de l'intrigue, sobriété du chant. Leçons retenues deux siècles plus tard dans la même capitale, et reconnues ainsi par un public qui fera ce soir de première un triomphe aux chanteurs et au chef; mais sifflera copieusement Warlikowski et son équipe venus saluer, et qui ne pensaient sans doute pas dix ans après que leur Iphigénie pût encore faire scandale...

"Iphigénie en Tauride" de Gluck, mise en scène de Krzysztof Warlikowski, direction musicale Bertrand de Billy, à l'Opéra-Garnier, Paris, jusqu'au 25 décembre

ET

"Iphigénie en Tauride" de Goethe, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Théâtre des Abbesses, Paris, jusqu'au 10 décembre.