Mikko Franck, les brumes de Sibelius et les nuages de Tchaïkovsky

Enfin Mikko Franck vint...

Séduit par la bonne santé de l'Orchestre philharmonique de Radio-France, j'avais hâte de l'entendre sous la baguette de son (jeune) chef titulaire, dans deux grandes symphonies du répertoire qui semblaient écrites pour que Franck les dirige: la deuxième de Sibelius et la dernière de Tchaïkovsky (la  fameuse "Pathétique") Symphonies qu'il emporte dans ses bagages lors de la tournée de l'orchestre en pays germanophones, soit cette semaine Berlin, Munich, Cologne et Vienne, temples musicaux s'il en est: deux fois l'une, deux fois l'autre, et chaque soir "Ma Mère l'Oye" de Ravel et le célèbre 1er concerto pour violon de Max Bruch par l'excellente Hilary Hahn. Ils vont se régaler, nos amis alémaniques!

MIKKO FRANCK, ENERGIE ET MUSICALITE

Franck, je l'avais déjà entendu l'an dernier lors de son deuxième concert de titulaire, dans un magnifique "Chant de la terre" de Mahler avec une très belle mezzo russe, Alisa Kolosova. Puis il a souvent laissé place durant l'année à la chef assistante, la polonaise Marzena Diakun. L'homme est de santé fragile, on le sait. Il suffit de le voir entrer en scène, tout petit, tête très ronde, le corps ample sur des jambes grêles, quelque chose en lui qui nous rappellerait Thomas Quasthoff, sans, heureusement, les terribles handicaps du grand baryton allemand. Franck, qui a trente-sept ans, dirige assis. La même énergie que Quasthoff, la même musicalité qui émane de sa personne.

Il y avait aussi ce programme qui m'intriguait dans le bon sens et apparemment je n'étais pas le seul à l'être, dans un Auditorium de Radio-France bien rempli en cette soirée fériée. Entendre Sibelius par un de ses compatriotes n'est pas si fréquent et la 2e est la plus ample et ,sinon la plus belle (elles le sont toutes), en tout cas la plus accessible, car un concentré de l'art de ce génie qui n'est pas encore reconnu chez nous comme il le devrait: un des plus grands du XXe siècle. La "Deuxième symphonie" a l'ampleur mystique, mais d'une mystique panthéiste où, derrière l'immobilité des sombres forêts de pin et l'éblouissement des étendues neigeuses, peuvent surgir à tout moment les vents terribles du nord, dieux coléreux du panthéon scandinave.

 Jean Sibelius ©Bianchetti/leemage

Jean Sibelius ©Bianchetti/leemage

SE DEFIER DU PATHOS DANS LA "PATHETIQUE"...

La "Pathétique", c'est autre chose: c'est la profonde ambiguïté d'une oeuvre testamentaire, sans que l'auteur même ait su qu'il s'agirait de son testament! "Oeuvre du crépuscule" est-il écrit dans le programme. Ou peut-être coïncidence morbide. La "Pathétique" se termine, comme aucune autre symphonie avant elle, non sur un mouvement rapide et triomphant (même  quand c'est un triomphe diabolique à la manière de la "Fantastique" de Berlioz), sur un Adagio au contraire désolé, inscrit "Lamentoso" par le compositeur, déploration funèbre comme seul Haydn en avait écrit mais c'était dans sa 45e symphonie et il y en aurait 59 autres derrière! Tchaïkovsky, lui, meurt une dizaine de jours après la première de la "Pathétique". Au point que naîtront de folles rumeurs: prémonition de sa fin? testament involontaire (on parle aussi de suicide, sans qu'il y en ait vraiment de preuve)? La "Pathétique" sera donc à jamais pour le compositeur russe une sorte de requiem à sa propre personne alors qu'elle n'était sans doute qu'un échelon supplémentaire et génial de l'inspiration souvent ultra-romantique et désespérée de l'auteur du "Lac des Cygnes"

UNE VALSE QUI SE DANSE SOUS DES NUAGES NOIRS

Franck, bien sûr, se défie du pathos dans la "Pathétique". Mais il parvient à lui conférer une identité sonore très intéressante, en s'appuyant sur la réelle beauté plastique de l'orchestre, beauté toujours "au service de", jamais un but en soi. C'est déjà très surprenant car les orchestres français n'ont pas toujours, loin de là, et la précision réactive et une admirable qualité de "jouer ensemble" comme ce que l'on entend ce soir-là. Mais il y a mieux. Il y a la manière dont Mikko Franck nous prend par surprise dans chacun des mouvements en parvenant à installer un climat sur la durée, souvent par une attention extrême à de petits éléments sonores. Dès le premier mouvement on contrôle le basson et si on n'exacerbe surtout pas le grand thème sentimental, c'est pour mieux le souligner dans la reprise et lui donner alors -alors seulement- sa violence et sa tension. La valse, elle aussi, commence doucement, élégante sans être furtive, surtout pas trop brillante, et l'on note la beauté et l'homogénéité du pupitre de violoncelles et puis peu à peu il suffit de quelques ruptures de rythme pour que cela devienne une valse incertaine, une valse qui se danse sous des nuages noirs avec des danseurs qui trébuchent, mouvement perpétuel marqué par le malheur. Le troisième mouvement voit d'abord passer le fantôme fugitif de Mendelssohn, ce sont les bois, hautbois, clarinettes, qui sont à l'honneur, et puis les notes sont raccourcies, Franck installe quelque chose d'impérieux, de beethovénien, une sorte de chant de victoire qui ressemble à une fin d'oeuvre triomphale mais alors...

Alors arrive le fameux mouvement lent qui, au début, manque de larmes. Mais l'on comprendra vite qu'il s'agit d'un désespoir calciné, entre tremblement et stupéfaction, une stupéfaction, devant le destin, presque religieuse. Les cordes se surpassent, les contrebasses sont magnifiques, les violons impeccables, l'émotion naît, par le travail sur les silences, sur les crescendos et decrescendos, sur les ruptures; elle nous étreint enfin sur les derniers accords, sur les fameux pizzicati des contrebasses.

VAGUES SONORES ET EFFETS DE TIMBRES

Cette attention, cette précision sonore, cette  capacité, parfois presque trop cérébrale,  à doser les timbres de l'orchestre (et la main gauche de Franck nous éclaire, nous, par la netteté des gestes, sur ses demandes aux musiciens, comme ce petit sourire qu'il a quand il entend exactement ce qu'il voulait entendre), trouvent, évidemment, leur pleine réussite dans la symphonie de Sibelius: les rythmes si particuliers du compositeur finlandais, ses silences qui sont des respirations, ont une limpidité et une évidence rarement reconnues à ce niveau dans une oeuvre que j'ai pourtant souvent entendue. Mais il y a mieux encore sur deux points au moins: d'abord, et c'est tout l'intérêt du concert par rapport à l'écoute du disque ou la lecture de la partition, la passionnante immersion, aussi VISUELLE que sonore, dans les intuitions orchestrales de Sibelius, ses alliages de timbres, ses oppositions de pupitres, que Franck nous éclaire de magnifique manière: ce début, très doux, comme un éveil de forêt, les violons et altos soutenus par les cordes graves, puis, après la réunion, l'opposition, cordes aiguës contre les cordes graves; dans le mouvement lent, les pizzicati des 10 violoncelles et des 8 contrebasses, le cri du tuba, l'éclat vibrant des cuivres, le mélange sonore, dans le scherzo, hautbois-flûte-violoncelle et, de nouveau, dans l'immense vague sonore finale, flux et reflux des vents sombres d'automne à travers les vastes forêts, l'appel des cuivres, le soutien rythmique ostinato des violoncelles sur le hautbois, les bassons, puis tous les vents.

Mikko Franck et l'OPRF C) Jean-François Leclerq

Mikko Franck et l'OPRF C) Jean-François Leclerq

 

SIBELIUS, SOLITAIRE MAIS EUROPEEN

Ensuite que dans cette symphonie, dont il nous est justement rappelé que Sibelius la composa loin de chez lui, en France ou en Angleterre, passent parfois (et c'est délibéré de la part de Franck de rendre sensibles ces correspondances-là)  tel souvenir sonore de "La mer" de Debussy (qui lui est pourtant postérieure) ou, plus souvent encore, dans les couleurs de l'orchestre, le parfum des forêts de Bohème telles qu'elles ont inspiré Dvorak ou Smetana. Manière de rattacher Sibelius, ce grand solitaire, aux créateurs de son temps et la lointaine Finlande, alors sous le joug russe, à l'Europe.

A la fin de cette symphonie on observe le chef. On le voit ravi d'avoir si bien conduit sa belle voiture de course à travers le paysage somptueusement boisé de sa Finlande. Les applaudissements nourris marquent la fin du voyage. Il sourit, il agite la main. Et il sort d'un pas vif et décidé comme un petit général en chef assuré du triomphe.

Concert de l'Orchestre Philharmonique de Radio-France, direction Mikko Franck: Sibelius (Symphonie n°2), Tchaïkovsky (Symphonie n°6 "Pathétique"), le 11 novembre au Grand Auditorium. En tournée du 14 au 19 novembre en Autriche et en Allemagne

Le prochain concert dirigé par Mikko Franck sera le concert de Noël le vendredi 16 décembre à l'Auditorium de Radio-France