0n revisite le grand opéra français: c'est en tout cas le souhait de Stéphane Lissner (et de son prédécesseur Nicolas Joël)."Faust" et "Mireille" de Gounod, bientôt "Carmen" (opéra international, celui-là), avant "Les pêcheurs de perles" de Bizet ou "Le roi d'Ys" de Lalo? Et aujourd'hui la grande oeuvre biblique de Saint-Saëns, "Samson et Dalila" , dont le fameux "Mon coeur s'ouvre à ta voix" était sur tous les gramophones de nos ancêtres. Sauf qu'autour de ce petit bijou il y a deux heures de superbe musique.
UNE MUSIQUE MAGNIFIQUEMENT DEFENDUE PAR PHILIPPE JORDAN
Et, disons-le d'emblée, c'est la musique d'abord qui sauve ce spectacle. Pas seulement celle de Saint-Saëns. Donnons donc d'abord un coup de chapeau au chef d'orchestre, Philippe Jordan, qui, dans le programme, fait une analyse dithyrambique des beautés de la partition, dans un hommage au génie du compositeur qu'on n'a pas entendu depuis... très très longtemps. Saint-Saëns formaliste? Compositeur scrogneugneu? Trop sûr de son talent? Trop prolixe? Jordan insiste sur la richesse mélodique, l'opulence de l'orchestration, la volupté vocale des airs de Dalila, la beauté mystique des choeurs et une émotion toujours présente, sans excès et sans pathos. Le mieux, c'est qu'il a raison. Et qu'il transmet toute cette magie sonore à ses musiciens et chanteurs. On a parfois été un peu (juste un peu) critique sur le penchant de Philippe Jordan à privilégier la beauté plastique, à se perdre dans les détails sonores au détriment de la construction, pour s'incliner, cette fois, devant la rigueur de son travail, le bel équilibre qu'il impose entre l'attention portée aux trouvailles orchestrales constantes de Saint-Saëns et la précision, la rigueur théâtrale qui irrigue chaque scène. S'appuyant sur un toujours superbe pupitre des bois, un magnifique ensemble de cordes qui fait, ces soirs-là, de l'orchestre de l'Opéra de Paris le meilleur orchestre français, il réussit même à convaincre dans les quelques moments (Saint-Saëns ne se refait pas) où l'auteur nous fait du "Regardez comme j'orchestre bien, écoutez comme ça sonne!" Jordan n'oublie jamais non plus la scène, choeurs magnifiques et magnifiquement conduits. Quant aux solistes...
UNE DALILA SOUVERAINE
Solistes qui sont, essentiellement, trois. Et d'abors une: Anita Rachvelishvili, souveraine. En séductrice Dalila, qui coupe la chevelure du viril Samson, le privant de sa force, avant, par amour, de se repentir de ce crime (une idée du metteur en scène qui n'est ni dans Saint-Saëns ni dans l'épisode biblique), elle est... parfaite. Les couleurs très particulières de cette voix de mezzo aux troublantes résonances, la ligne de chant d'une égalité stupéfiante, l'impeccable legato, la capacité à réduire l'émission sur le souffle, l'exemplaire diction, dans ce français du XIXe siècle qui n'est pas le plus aisé à prononcer (et qui nous rappelle que la Géorgienne vient d'un pays où la francophonie est encore active): Rachvelishvili met le public à ses pieds, en particulier dans le "tube" attendu, le "Mon coeur s'ouvre à ta voix" qui est un pur moment de volupté, de tendresse, de beauté, d'émotion sonores. Emotion pas toujours présente par ailleurs mais ce n'est pas la faute de la cantatrice. A peine du Samson d'Alexsandrs Antonenko, un peu emprunté au début mais très émouvant dans sa déchéance du 3e acte et très bien dans leur duo, où il perd pied (avant ses cheveux), terrassé par l'amour. Egils Silins, l'autre Letton (les deux prononcent un français un peu exotique mais compréhensible), qu'on avait vu en Wotan dans "La Tétralogie" est cette fois un grand-prêtre philistin aussi élégant que cruel, à la belle voix sombre, pas toujours assez mordante. En Abimélech Nicolas Testé détimbre parfois certaines notes, on ne sait trop pourquoi, et manque un peu de projection. Très bon vieillard hébreu de Nicolas Cavallier, les autres comparses sont inégaux.
Mais évidemment, comme on est à l'opéra, il y a une mise en scène. Et là on est un peu perplexe. Et on est triste de l'être car on avait beaucoup aimé comment Damiano Michieletto avait mené son "Barbier de Séville". Le reproche principal qu'on lui fera cette fois, c'est qu'on ne comprend pas très bien ce qu'il a voulu faire. Ou plus exactement on a l'impression d'assister à trois opéras différents.
QU'A EN TETE LE METTEUR EN SCENE?
Samson est seul en scène, prostré, devant un grand mur sombre plus proche du cloître que de la prison. Derrière résonne le choeur des Hébreux vaincus, dans la grande tradition, non vraiment des oratorios de Bach ou de Mendelssohn comme le souligne Jordan, mais plutôt de la musique française façon Gounod, Franck, ou le trio des organistes Guilmant-Vierne-Widor, musique empreinte de clarté, de mesure, de belle rigueur, et les choeurs de l'Opéra y sont superbes. Cela se gâte quand le rideau se lève car on voit ceux que l'on a entendus: vêtements pauvres de migrants calaisiens (comme on l'a vu dans une centaine de spectacles), airs hagards ou accablés, très méchants Philistins qui simulacrent des exécutions autour de l'affreux grand-prêtre (les Philistins en question ressemblent aux mannequins de la Fashion Week) Dans cette atmosphère lugubre et grâce à la force de Samson, mais dans un tour de passe-passe qu'on ne saisit guère, la foule des Hébreux réussit à vaincre les Philistins (réduits à trois malheureux soldats) et à se libérer de leur joug. On se raccroche à la musique, on attend Dalila, qui ne vient pas.
Le deuxième acte est beaucoup mieux: il est vrai qu'il se réduit à deux confrontations, celle de Dalila et du grand-prêtre, celle de Dalila et de Samson, dans un beau décor Art Nouveau où Michieletto et sa costumière (guère inspirée), Carla Teti, auraient pu habiller Rachvelishvili comme une prêtresse tout en or et en rimmel des peintures de Klimt ou des fresques du 1900 italien. Mais la cantatrice, en nuisette et mules roses, semble plutôt avoir préparé des petits pâtés géorgiens au fromage pour son invité et l'on s'attend à ce qu'ils se mettent à table plutôt que dans un lit. Au troisième acte la célèbre "danse des esclaves persanes" voit les Philistins décadents s'habiller de robes et de masques tirés du "Satyricon" de Fellini: c'est, là encore, une excellente idée mais qui ne débouche sur rien. La déchéance de Samson est traité de manière émouvante (et Antonenko y est très bien), la fin, modifiée par Michieletto, demeure assez obscure même si l'image finale est spectaculaire et assez belle. Il est vrai que ce troisième acte est plus faible mais c'est le travail d'un metteur en scène de lui donner chair.
LE SENS DE CE SAINT-SAENS ECHAPPE A CE "SAMSON" (MAIS PAS LE SON)
Lui donner chair, avec une Rachvelishvili qui devient comparse pendant que les invités philistins se trémoussent, dans une orgie bien gentillette où affleure un bout de sein et où trois jeunes gens montrent leurs muscles en s'enlaçant. Presque oubliés, Samson, Dalila, les héros de l'histoire, comme si l'accessoire l'emportait sur l'essentiel. C'est un peu le problème de cette production où l'on regrette que le Vénitien Michieletto n'ait pas choisi l'option Fellini ou l'option peplum, ou les deux ensemble, cela aurait été beaucoup plus rigolo, beaucoup plus spectaculaire et tout aussi beau musicalement.
"Samson et Dalila" de Saint-Saëns, mise en scène de Damiano Michieletto, direction musicale Philippe Jordan, Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 5 novembre.