Le Rossini multiple et surprenant de Karine Deshayes

C) Aymeric Giraudel

Aussi étrange que cela puisse paraître, notre mezzo nationale n’avait pas encore consacré un disque à son compositeur fétiche : Rossini. Fétiche en ce qu’elle a défendu de lui trois rôles où elle a triomphé, la Rosine du « Barbier de Séville », l’Elena de « La dame du lac», l’Angelina de «La Cenerentola» Car le répertoire de la dame (voir ma récente chronique des « Flâneries musicales de Reims ») est évidemment infiniment plus divers…

UN ROSSINI SI INTELLIGENT QUE C'EN EST UN BONHEUR

Mais Rossini, donc. Et un Rossini si intelligent que c’en est un bonheur. Un Rossini multiple, qui réunit les grands airs qu’attendent les amateurs et de nombreuses raretés, avec un ordre dans la composition du CD qu’il faut suivre tant il se justifie, bref un disque qui est autant un portrait complet du musicien que des talents de la chanteuse. Chanteuse capable de dramatisme, de charme, de tendresse, de nostalgie, d’autorité, avec cette voix longue et riche qui entre désormais dans les plus belles années de son épanouissement

Raphaël Merlin, Karine Deshayes C) Caroline Doutre

Raphaël Merlin, Karine Deshayes C) Caroline Doutre

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Le « Tanti affetti in tal momento » de « La dame du lac » (« La donna del lago ») installe, sur son rythme de barcarolle, la chaleur de la voix, la finesse et l’élégance de la caractérisation, la beauté des vocalises. Le personnage d’Elena est abordé avec douceur et majesté mais ce qui frappe, et l’on pense à ce que disait Cecilia Bartoli à propos de « Norma » de Bellini, c’est combien une Deshayes met à mal le fameux classement des tessitures, comme d’ailleurs la Bartoli telle qu’on l’entendait, qu’on l’entendra cette saison, dans «Norma» justement: vraie mezzo, dit-on, oui, avec des notes basses magnifiques mais quels aigus royaux, quelle égalité  parfaite dans la ligne de chant! Au point qu’on pourrait parfois la considérer comme une soprano qui a des graves, d’ailleurs les Schubert entendus à Reims n’étaient pas écrits pour une tessiture particulièrement basse. Ce sont, il est vrai, davantage les couleurs du timbre de Deshayes qui caractérise ladite tessiture, plus sombres qu’une soprano, y compris quand elle est dans ce registre de soprano. Bartoli parlait très bien de ces compositeurs de bel canto qui écrivait davantage pour des chanteuses que pour des types : la Malibran, la Patti, l’une plus en vocalises, l’autre davantage en caractérisation. C’est aussi cela dans Rossini, avec les deux airs de Desdémone dans « Otello » (où l’on avait entendu l’an dernier… Bartoli !) que Deshayes aborde avec beaucoup de dignité et une juste douleur, sans en faire une victime qui accepte son sort. Ce sont des airs de souffrance et de désolation qui sont à l’aube du romantisme et où il est nécessaire de garder de la retenue.

DES MELODIES EN FORME DE PERLES ET UN IMPECCABLE CHEF

Dans « La Cenerentola » (le « Nacqui all’affanno » où Angelina chante la fin de son triste sort de souillon) on est de nouveau dans un registre tendu, aux graves somptueux au début de l’air, aux vocalises ravissantes autant que… terrifiantes dans la si célèbre deuxième partie («non piu mesta accanto al fuoco », je ne m’assiérai plus tristement au coin du feu) que Deshayes réussit avec une superbe maestria, à peine, si l’on voulait pinailler, ici ou là une note un peu tendue, une croche très légèrement savonnée, c’est vraiment pour dire quelque chose mais l’impression d’un CD permettrait de parfaire absolument ce qui l’est déjà presque!

Il faut déjà dire un mot des accompagnateurs, les jeunes musiciens des «Forces majeures» sous la direction de Raphaël Merlin : ils sont impeccables. Merlin, comme Jérémie Rohrer, comme Raphaël Pichon, comme Maxime Pascal, est un de ces jeunes chefs qui ont eu une brillante formation d’instrumentiste ou de chanteur et qui ont commencé comme tel (Merlin comme violoncelliste du Quatuor Ebène) avant de passer à la direction. Il mène au combat avec succès un ensemble de jeunes solistes tous remarquables, qui savent à la fois se montrer individuellement brillants et constituer un son collectif, respectueux du brio et de l’éclat rossinien. Pichon se montre aussi très bon orchestrateur, de trois petites perles mélodiques, « Nizza » (Nice, dans cette mélodie de 1836, était encore italienne), « L’âme délaissée », sur un poème du trop oublié Casimir Delavigne (« Mon bien aimé, dans mes douleurs, je viens de la cité des pleurs, pour vous demander des prières. Vous me disiez, penché vers moi : « si je vis, je prierai pour toi ». Voilà vos paroles dernières… »), mélancolique composition proche des « Nuits d’été » de Berlioz et qui préfigure les chefs-d’œuvre de Duparc. Enfin « Canzonetta spagnuola », en espagnol et aux accents ibériques, comme…, bizarrement, « Nizza » l’italienne !

Karine Deshayes, Les Forces Majeures C) Caroline Doutre

Karine Deshayes, Les Forces Majeures C) Caroline Doutre

 

JEANNE D'ARC EN MORCEAU DE BRAVOURE

Deshayes, on le devine, a le chic et le chien pour emporter tout ça, complément du tableau qui nous montre ou nous rappelle que Rossini, retraité de l’opéra dès 1829, à 37 ans, n’a pas, loin de là, posé la plume pendant les 39 ans qui lui restaient à vivre. Avec une prédilection, évidemment, pour la voix (ses « Péchés de ma vieillesse » pour piano sont un peu longuets, même sous les doigts d’un Aldo Ciccolini qui nous en a offert un florilège), y compris dans la surprenante « Giovanna d’Arco », scène chantée de plus d’un quart d’heure ou morceau de bravoure d’un opéra sur la bergère de Donrémy qu’il n’écrira jamais. Et comme on le regrette, d’autant que ce tableau date de 1832, trois ans à peine après « Guillaume Tell » son ultime œuvre de scène. La « Giovanna d’Arco » est impeccablement construite : ouverture en récitatif, première partie lente, d’une altière émotion, d’une belle retenue, couvrant toute la tessiture de mezzo, une mezzo qui doit avoir des aigus triomphants et des graves profonds, bref… Deshayes elle-même. Après un intermède tout de vocalises (et qui ne ménage guère la chanteuse), place au chant de gloire, au triomphe et à l’éclat (« Viva il Re, la vittoria è con me », Vive le Roi, la victoire est avec moi ») où Rossini annonce le premier Verdi et même le deuxième ! Rendons pourtant au contemporain Salvatore Sciarrino ce qui lui revient, d’avoir orchestré ce tableau héroïque dans l’esprit de ses prédécesseurs; mais la victoire, elle, est à Deshayes.

Il y aura encore un très beau « Bel raggio lusinghier », air fameux de « Semiramide » qui manque peut-être d’un peu de sourire. Il y aura surtout deux airs du « Barbier de Séville », le moins connu « Contro un cor » (le moelleux des aigus !) et le si célèbre « Una voce poco fa », infime déception du disque :morceau que Deshayes a chanté si souvent et où elle joue à fond l’art du chant (la fin est somptueuse) au détriment de l’art de dire, où le sens des mots, et donc le changement des états d’âme de Rosine, ne transparaît pas. Sauf qu’il est toujours difficile, dans un récital où il s’agit déjà de différencier les airs, d’aller en plus au plus intime de chacun d’eux.

LE MAITRE ROSSINI DANS TOUS SES ETATS

Il reste que le pari est réussi. De ce compositeur qu’elle aime tant et qui lui a apporté le succès, Deshayes nous propose un portrait contrasté, varié, parfois inattendu, toujours impeccable (et souvent admirable) de qualité vocale, qui fait honneur au maître de Pesaro, à la cantatrice et aussi aux « Forces majeures » de Raphaël Merlin, ensemble et chef qu’on a hâte de réentendre, dans le répertoire qu’ils souhaitent, et même avec Karine Deshayes en guest-star, çà nous conviendra aussi.

Récital Rossini par Karine Deshayes, ensemble « Les Forces majeures » sous la direction de Raphaël Merlin, un CD APARTE

C) Aymeric Giraudel

C) Aymeric Giraudel