A l'Opéra Garnier, un "Lear" d'Aribert Reimann tout en noirceur et en folie

Lear (Bo Skovhus) devant le cadavre de Goneril (Ricarda Merbeth) C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

C'est un très beau "Lear" que propose l'Opéra-Garnier, et c'est une première en France: première dans la langue originale, l'allemand, de cet opéra d'Aribert Reimann qui satisfera autant les amoureux des voix que les amoureux de Shakespeare. "Lear", l'histoire du roi errant dépouillé par ses filles, se révèle bien une des importantes oeuvres lyriques de la fin du XXe siècle, servie qu'elle est sur la scène de Garnier par une mise en scène puissante et noire et une distribution, chef compris, sans défaut.

Derrière ce "Lear" il y a l'ombre d'un immense chanteur, Dietrich Fischer-Dieskau, qui a suggéré à Aribert Reimann de s'inspirer du tragique roi shakespearien. Au point de réduire un peu trop vite tout l'oeuvre du compositeur à cette absolue réussite, transcendée qu'elle était aussi par la stupéfiante personnification de son créateur: c'était en 1978 à l'Opéra de Munich, avec, dans le rôle de sa fille, la douce Cordélia, Julia Varady, madame Fischer-Dieskau, et, en affreuse Goneril, Helga Dernesch, immense interprête de Wagner et de Strauss sous la houlette, en particulier, de Karajan.

UN LEAR INATTENDU, CAPITAINE D'INDUSTRIE

Et on en était un peu resté là, malgré la création française quatre ans plus tard, à Garnier, justement, mais en version française (quelle drôle d'idée!) et avec une distribution moins prestigieuse. "Lear" avait continué son existence dans les théâtres de langue allemande, Reimann étant pour nous l'homme de cette seule oeuvre, dont on se souvenait bien pourtant de l'impact qu'elle avait produite alors: nous étions jeune mélomane, il y avait cette puissance de frappe, cette fascination pour la scène musicale germanique (dont nous avions importé, pour diriger Garnier, Rolf Liebermann) que même des Français comme Pierre Boulez ou Patrice Chéreau allaient occuper (à Bayreuth), comparée à la sclérose française (quelle opéra de la même valeur créé chez nous dans ces années-là?): "Lear", demeuré symbole.

Gloucester (Lauri Vasar) soutenu par Edgar (Andrew Watts) C) Elise Haberer, Opéra de Paris

Gloucester(Lauri Vasar) soutenu par Edgar(Andrew Watts) C)Elisa Haberer, Opéra de Paris

Or, par rapport aux images que l'on a conservées du "Lear" d'origine (Fischer-Dieskau, immense barbe et longs cheveux grisâtres, entre Juif errant et samouraï déchu) et même par rapport à celles de théâtre que l'on a pu voir (les dernières, dans la mise en scène d'André Engel, avec la bouleversante incarnation de Michel Piccoli), voilà d'emblée, dans la vision de Calixto Bieito, un Lear inattendu, dans les premières minutes arrogant et peu sympathique, que la belle stature scandinave et les yeux de glace du danois Bo Skovhus transforment en capitaine d'industrie autoritaire et cassant, à la "Millenium". Et cette scène initiale a aussi la suprême qualité de donner des réponses à deux questions un peu énigmatiques posées par le texte shakespearien: nous expliquer que Lear ait nourri dans son sein deux vipères comme Goneril et Regan, lui qui, au faîte de sa gloire, n'est que mépris et violence; nous faire aussi voir et entendre, dans le refus de Cordelia d'accepter la part du royaume qui lui revient, sa dignité blessée devant la manière dont son père fait ce don à ses filles, et là c'est la superbe trouvaille de Bieito: ce royaume de Lear est un pain dont il coupe des morceaux qu'il jette par terre et que ses filles vont aller manger goulûment à même le sol, tels des animaux affamés. Cordelia refuse cette pantomime, elle sera punie.

Cordelia (Annette Dasch) soutient Lear (Bo Skovhus) C) Elise Haberer, Opéra de Paris

Cordelia (Annette Dasch) soutient Lear (Bo Skovhus) C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

UNE FAMILLE CRIMINELLE OU LE SANG COULE DANS L'HYSTERIE

Cela se passe dans un espace enfermé qui est le coeur du palais de Lear, fait de planches de bois peintes en noir, décor (de Rebecca Ringst) un peu trop vu mais efficace: tous les protagonistes de l'histoire sont là, réunis en costume de ville à l'appel de Lear, comme un conseil d'administration où le P.D.G. est l'unique voix que l'on doit entendre. Ainsi Bieito (et Reimann dans ce que lui et son librettiste  ont conservé de la pièce) va insister dans sa mise en scène (qui est vraiment aussi, par la précision de sa direction d'acteurs, une vraie et belle mise en scène de théâtre, nous faisant entendre Shakespeare autant que la musique) sur cette dimension "Famille criminelle" qu'on oublie parfois dans "Lear" au profit de la triste et implacable errance du roi fou: ce "Lear" est aussi violent, venimeux, excessif et noir que les grandes tragédies historiques, "Richard III" ou "Henri VI", pour ne pas parler d' "Hamlet" . On s'appelle "mon cousin" et on se fait la guerre, on s'empoisonne entre soeurs, on bafoue son père (crime encore plus terrible et sacrilège à l'époque de Shakespeare), le sang coule dans l'hystérie et triomphe la noirceur du crime!

UN DEFERLEMENT SONORE QUI SE PLIE AUX DEVELOPPEMENTS DE L'HISTOIRE

Au début on redoute un peu que la musique d'Aribert Reimann sonne selon la radicalité des années 70. Déflagration des cuivres, puissance implacable des cordes, bois poussés dans l'extrême aigu, percussions luxuriantes (avec gongs, tams-tams, bongos, tambours de bois, plaques de bronze, au point qu'une partie des percussionnistes occupe les loges d'avant-scène): un déferlement sonore qui se souvient de ses maîtres, Mahler, Schönberg et Berg, et dont on se demande s'il tiendra la distance en variant les climats. Mais c'est alors l'intelligence du compositeur que de plier sa musique aux développements de l'histoire: voici qu'après les déflagrations du début un magnifique interlude (avec contrebasson et cordes dans les graves) intensifie l'errance de Lear, les planches de bois se soulèvent, deviennent forêt où passent des rayons de soleil, Lear, le fidèle Kent qui l'a suivi (le ténor Kor-Jan Dusseljee, très bien) et le fou qui est comme son ombre ( dans un rôle parlé l'acteur allemand Ernst Alisch, torse nu, tout droit sorti d'une pièce de Thomas Bernhard) s'installent au milieu des sacs en plastique, nouveaux SDF comme il est tant dans nos propres forêts à proximité des villes ( voir le film "Versailles" avec Guillaume Depardieu, voir la triste réalité des coins les plus retirés du bois de Vincennes)

Dans la forêt, Edgar guide Lear C) Elise Haberer, Opéra de Paris

Dans la forêt, Edgar guide Lear C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

LEAR SUIVI DE SON FOU, QUAND IL DEVIENT FOU LUI-MEME, N'A PLUS BESOIN DE FOU

Mais au moment où on a déjà la gorge nouée,  quand le fou ironique incarné par Alisch se retire et disparait (car Lear suivi de son fou, quand il devient fou lui-même, n'a plus besoin de fou), laissant le roi seul avec Kent, au fond de la misère, surgit un étrange et surprenant personnage, une sorte de Caliban sale comme un peigne, qui se fait appeler "Pauvre Tom", avec une étrange voix d'enfant (le magnifique, de jeu et de voix, contre-ténor  Andrew Watts, presque issu d'un opéra de Britten, et d'ailleurs Fischer-Dieskau avait d'abord pensé à Britten pour écrire un "Lear"!) Ce Tom, c'est Edgar, le fils bâtard de Gloucester, Gloucester demeuré fidèle  à son souverain et à qui Regan et son mari Cornouailles feront crever les yeux pour le punir de cette fidélité. Gloucester dont le fils légitime, Edmond, rejoint le camp des deux filles criminelles et devient même l'amant de Goneril avant d'être tué par son demi-frère.

Vous suivez?

Le conseil de famille, au milieu le Fou (Ernst Alisch) C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

Mais justement: on suit parfaitement, quant à nous, surtout dans cette deuxième partie où tant d'intrigues se croisent (c'est souvent le cas chez Shakespeare!) et que Bieito a l'excellente idée (c'est d'ailleurs recommandé dans les didascalies du livret) de faire jouer simultanément dans ce champ de ruines que sont devenues la famille de Lear et la famille de Gloucester (planches tombées au sol, atmosphère de terre brûlée avec en fond de scène une vidéo inutile tant notre attention est retenue ailleurs, de sorte qu'on ne la regarde même pas!) On ne vous dira pas ceux qui meurent et ceux qui restent (les premiers, on s'en doute, bien plus nombreux que les seconds), on vous dira surtout l'intensité de l'écriture vocale, ce Lear presque bégayant, cet Edmond à la tessiture de ténor, rare pour un personnage de traitre (les deux frères sont dans une tessiture haute), la subtilité avec laquelle Reimann caractérise, dans la même tessiture de soprano, les trois soeurs, Cordelia, timbre retenu, souple, presque de lied ou de mélodie, Goneril, cri wagnérien avec des écarts de notes redoutables, Regan, entre les deux, plus mesurée dans le chant mais avec aussi ces fameux écarts qui reviennent moins souvent: de Goneril, Ricarda Merbeth se joue avec gourmandise, accentuant un personnage de Cruella qui se vautre dans la volupté du crime et la chanteuse, très intelligemment, utilise un matériau qu'elle n'a pas forcément parfait (stridences dans les aigus) pour camper une sorte de Walkyrie méphistophélique. La Regan de la blonde Erika Sunnegardh est tout aussi dangereuse dans sa douceur apparente (calme du phrasé, aigus plus moelleux que sa consoeur), traversée d'accès furieux où elle se montre encore plus impitoyable que sa méchante soeur. Les autres hommes, qui sont  des marionnettes entre les mains de ces Gorgones, sont impeccables, avec une mention au douloureux Gloucester de Lauri Vasar et à l'intensité abjecte de l'Edmond d'Andreas Conrad.

Kent (K.J.Dusseljee) et Edgar relèvent Gloucester C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

MAGNIFIQUE CREATION DE BO SKOVHUS

On vous dira enfin la magnifique, vraiment, création de Bo Skovhus, qui ferait presque oublier Fischer-Dieskau s'il ne faisait un tout autre Lear: Bieito joue magnifiquement  de la beauté nordique de son interprête pour lui imposer un long chemin de croix (la très belle scène où Lear, dans la position du "Christ mort" de Mantegna, est nettoyé par Cordelia, telle une Véronique essuyant la Sainte Face) où Lear, dans tous les sens du terme, se dépouille, station après station, d'abord déshabillé par ses filles de ses habits de roi, puis dans la déchéance du SDF puis dans l'errance d'un chemin et la putréfaction de la prison; Lear-Skohvus finit en caleçon douteux, son long corps athlétique, certes, encore superbement intact mais son âme à jamais brisée. Jusqu'à ce cri final "Niemals" (Jamais), lancé plusieurs fois avec un grand sourire qui est à la fois celui d'un idiot et celui d'un enfant. Skovhus, chant projeté, vibrato maîtrisé, est un roi au beau timbre mezza voce, dont la voix conserve jusqu'au bout l'humanité du rôle.

Edmond (Andreas Conrad) et Goneril (Ricarda Merbeth) C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

 

LE VIEUX COMPOSITEUR EMBRASSE SON LEAR

On allait oublier le travail épatant fourni par les musiciens de l'Opéra, d'une puissance sonore que Fabio Luisi galvanise: l'ancien chef de la prestigieuse Staatskapelle de Dresde et familier du répertoire allemand équilibre parfaitement, avec une grande attention dynamique, les différents pupitres d'un orchestre, on l'a dit, conséquent. Luisi et ses musiciens ne seront pas les moins applaudis, même si les bravos n'ont pas manqué en cette soirée de première. Les plus touchants allant cependant à un vieux monsieur à la frêle silhouette, qui a aujourd'hui le double de l'âge qu'il avait quand il composa "Lear": Aribert Reimann, très ému, embrassant son metteur en scène, embrassant son Lear, et qui aurait sans doute eu envie de tous nous embrasser.

"Lear" d'Aribert Reimann d'après Shakespeare, mise en scène Calixto Bieito, direction musicale Fabio Luisi, à l'Opéra-Garnier jusqu'au 12 juin