Ils/Elles cousent avec plaisir
Parfois avec ma fille on coud. On coud des morceaux de feutrine avec des fils de laines et une grosse aiguille, on fait des pochettes dans lesquelles elle aime glisser quelques babioles précieuses qu'elle offre aux personnes de son choix. Ces moments de couture datent de son dernier anniversaire (un anniversaire avec trois francs six sous), j'avais dû exhumer pour l'occasion des rouleaux de feutrine du placard pour fabriquer en urgence des pochettes-surprises pour les enfants. Lorsqu'on coud, elle s'empare toujours de "la bricole", celle qui prend toute la place dans ma petite boîte à couture: elle la tourne dans tous les sens, la colle à son oreille, la frotte contre sa joue, et ça me plaît beaucoup de la regarder jouer avec "la bricole", ce coquillage bossu qui me sert d’œuf à repriser.
Épiphanie
Il faut dire que ce coquillage, je l'avais rangé là, dans ma boîte à couture, sans trop savoir pourquoi. Laquelle boîte n'était que très rarement ouverte jusqu'à ce qu'il faut bien appeler une épiphanie, n'ayons pas peur des mots, il y a trois ans peut-être.
Parce que j’étais en train de lire Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly qui disait à ce moment-là de la lecture ce qu'était une "bricole", j’ai découvert l’existence de l'écomusée du Creusot-Montceau, musée des ouvriers de la métallurgie. Je clique sur la rubrique Curiosités puis sur Bricole, "petits objets créés par les ouvriers pendants leurs temps morts ou leurs pauses". Briquet sculpté en double face d’une gueule d’avant et d’après la grande guerre, cocotte en tôle souple, et puis œuf à repriser en bakélite. Une vidéo est là d’une grand-mère qui montre l’utilité de cet œuf : une demi-heure de reprise d’un talon de chaussette! J’étais fascinée de prendre pour de vrai un cours de couture. J'ai vu, j'ai tout compris! J’avais si souvent pincé des doigts pour les rapprocher, les bords des trous, faisant de la couture un principe de balafre, quelle honte!
Boîte et bricole
A la suite de cela, j’ai ouvert ma boîte dans laquelle étaient rangés : des bobines, des aiguilles, un dé et, oui, c'était bien ce que je pensais, un coquillage lisse et bossu! Une chose des mers du Sud; il était, je pouvais le nommer désormais, ma "bricole à repriser". Je l’avais rangé là dans un geste de préscience, ou un geste habité d’une réminiscence, une sorte de remémoration de visions très anciennes.
Le droit d'apprendre à coudre
Pourtant, je le sais, dans la boîte à couture de ma mère, il n'y a pas d’œuf à repriser. Ni dans le tiroir à couture de ma grand-mère. D'où ça vient, ce coquillage en guise de?, pas de nulle part mais de quelque part loin très loin.
Depuis je reprise, plutôt pas très bien, des chaussettes et d'autres choses encore, et ce coquillage fait parfaitement l'affaire. J'ai un grand plaisir à coudre, et je découvre mes mains dégourdies (à défaut d'être habiles), à qui on n'a surtout rien appris à part de tenir un stylo et de couper un morceau de viande. C'est si dommage, j'aurais pu être couturière dans une autre vie si j'avais seulement su que j'aimais ça. Je vote pour la réhabilitation de l'enseignement des matières manuelles! Ce n'est pas une plaisanterie. Et d'ailleurs, ma fille, je le vois, est habile de ses mains et je veillerai à ce qu'elle en ait au moins conscience.