J'en rêvais depuis trente ans. A l'époque, j'étais amoureuse de ma meilleure amie. La nuit, quand je m'imaginais coucher avec elle, je me prêtais les traits d'un garçon. Je rêvais donc qu'un jour deux filles pourraient se promener main dans la main à Paname, s'embrasser, muser et être paparazziées. Paparazziées du côté de la République, le long du canal de l'Ourcq à quelques jours du printemps parce que les clichés des amours entre femmes auraient un prix. S'achèteraient dans les rédactions, circuleraient sur les réseaux sociaux. Ce jour-là est arrivé.
A la fin du XIXe siècle, la bissexualité des demi-mondaines et des cocottes squattait les unes de la presse à scandale. Quelques années plus tard, Colette et Missy formaient l'un des premiers couples médiatiques du XXe siècle. Dans le Paris des Années folles, Djuna Barnes et Thelma Wood ne se cachaient pas. Deux longues capes noires gansées, coiffées de chapeaux feutres arpentaient les rues de la rive droite enlacées, heureuses et fières de leur amour qui balayait les conventions sur son passage. Et puis plus rien. Après-guerre, Beauvoir libère la femme depuis son placard. Les femmes qui s'aiment, celles dont on chuchote qu'elles "ont un genre", se cachent, se terrent, s'enterrent. Les mouvements de libération homosexuelle rouvrent la cage aux oiselles. Mais le10 janvier 1972, dans un entretien paru dans Le Nouvel Observateur, c'est un homme qui débute son plaidoyer par ces mots "Je m'appelle Guy Hocquenghem. J'ai vingt-cinq ans. Je suis homo, et alors ?" Les lesbiennes et les bissexuelles, pourtant très impliquées dans la révolution homosexuelle, sont inconnues du grand public. La société française, hétéro-patriarcale, ne veut pas en entendre parler. Elles devront se passer de la permission de papa/maman pour ôter leur bâillon. Aux débuts des années 2000, Amélie Mauresmo fait la Une de Paris-Match avec ce titre "J'ai trouvé la femme de ma vie". Quelques années auparavant, au moment de l'adoption du PACS à l'Assemblée, elle avait dédié son accession à la finale de l'Open d'Australie à son am-IE. La femme politique Françoise Gaspard n'avait pas attendu le coming-out de la joueuse de tennis pour annoncer, dans le Carnet du Monde son PACS avec la journaliste Claude Servan-Schreiber. A la même époque, l'écrivaine Nina Bouraoui racontait dans La Vie heureuse son amour d'adolescence pour Diane. Le coming-out d'Anne-Laure Sitbon, la candidate malheureuse de la deuxième édition de la Star Academy, alimentait les résumés quotidiens de l'émission. Dix ans plus tard, au début du mois de février 2014, Muriel Robin et Anne le Nen s'installaient toutes les deux dans le canapé de Vivement Dimanche. Les accouchements, en 2015, d'Amélie Mauresmo et de Marie Labory, présentatrice du JT d'Arte, étaient salués par la presse mainstream.
En 45 ans, les évolutions sociétales et les avancées législatives ont aidé à la "désinvibilisation" des femmes qui s'aiment.
Les voici à présent des people comme les autres, et c'est tant mieux.
Tant de jeunes filles se sont construites sans modèle, dans l'ombre de la honte, de la culpabilité et de la peur des qu'en dira-t-on. Se croyant seules au monde parce que le monde ignorait toutes celles qui s'aimaient entre elles.
C'est d'autant plus "tant mieux" que ni Kristen Stewart ni Soko n'ont pour l'heure parlé de mariage ou d'enfants. C'est que, jusqu'à présent, les femmes lesbiennes et bissexuelles étaient en France d'autant plus médiatiques qu'elles pouvaient caser leurs noms dans les carnets roses. Mariées, mamans, elles ne menacent pas la société de sédition. Elles sont encore un peu des "femmes". En janvier 2013, Marie-Claire s'interrogeait : "Amber Heard et Marie de Villepin en couple" ? En réponse à la question, on pouvait lire dans le corps de l'article : "On ne sait pas si c’est vrai, mais Amber Heard et Marie de Villepin formeraient un très beau couple de « lipstick », cette nouvelle génération de lesbienne sexy et féminines qui s’opposent aux butches, lesbiennes à l'allure masculine et aux «fems», féminines et politisées."
Kristen Stewart et Soko se sont pour l'heure juste embrassées au coin d'une rue de Paris. Ce baiser volé par les paparazzis vaut de l'or. Comme les deux majeurs tendus par Soko en leur direction, geste d'exaspération mais geste aussi d'une grande liberté. Tant pis si elles suscitent encore des commentaires dégueulasses d'esprits obtus et jaloux. Enfin, dans le monde des femmes amoureuses, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
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