Pour la faire simple l'histoire commence comme ça : lundi dernier, Ornella Fleury, la nouvelle miss météo du Grand Journal de Canal +, faisait sa rentrée ses fonds de carte et ses blagounettes sous le bras. Face à la chroniqueuse trans Brigitte Boréale, elle lance : " Bonsoir, monsieur dame... Enfin Brigitte. On te connaît très peu et du coup... je trouve ça un peu excitant. Ca me donne envie que vous et moi on fasse un plan à trois ". Un peu plus tôt, Lamine Lezghad avait chauffé la salle : " Nous, les mecs, quand on est stressés, une petite [masturbation], ça détend. Hein, Brigitte ? "
(Juste un truc : chez les filles "une petit masturbation", ça détend aussi... en gros, machin Lezghad aurait pu faire la même blague en l'aménageant ainsi : " Nous, les mecs, quand on est stressés, une petite [masturbation], ça détend. Chez les filles, c'est pareil, hein, Brigitte ? ". Tout de suite, la vanne aurait eu une autre gueule : à la fois féministe et "transphile.")
Le lendemain, sous la pression de tweets indignés, le présentateur Victor Robert, l'air contrit, revient sur l'affaire ; Brigitte Boréale, l'intéressée, lui emboîte le pas : " Merci à tous ceux qui ont voulu prendre ma défense hier soir, mais, cool les amis ! C'était de la vanne, juste de la vanne et de la bonne vanne entre amis. Ce n'était pas de la transphobie ; Moi je sais ce que c'est la transphobie, quand on crache sur mon passage dans la rue ou qu'on me traite de sale travelo dans le métro, ça c'est de la transphobie." Et Victor Robert d'ajouter : " Ou quand la police te demande si tu te prostitues alors que tu es à l'arrêt d'un bus, on la connaît ta vie et c'est pour cela qu'on te soutient." ("Qu'on te soutient", comprendre "qu'on te chambre" devant des centaines de milliers d'assis-devant)
Alors, la sortie d'Ornella Fleury "Une bonne vanne entre amis" ? Décortiquons l'expression pour y voir plus clair.
- "Entre amis" ? : Pas seulement. La bande à Robert n'est pas dans un salon à boire des mojitos fraise. Elle campe sur un plateau de télévision. On blague entre soi, ok, mais comme au théâtre, l'espace investi pour blaguer est ouvert à un public. Comme au théâtre, la parole se donne en spectacle : ce qui s'échange sur scène/sur un plateau ne s'échange pas entre quatre murs. Que sait-on des intentions du public ? Des spectateurs-trices à quelques mètres du présentateur et de ses chroniqueurs et du public devant sa télé, que j'appelle les "assis-devant" ? Sont-ils / sont-elles là en toute amitié ? Font-ils / font-elles partie de la bande à Robert "qui connaît la vie" de BB, la chroniqueuse trans ? Il n'y a qu'à parcourir le rapport annuel de l'homophobie pour constater qu'en France les trans n'ont pas que des potes.
- "Une bonne vanne" : La sortie d'Ornella Fleury est incontestablement "une vanne" si on se rapporte à la définition que donne du mot le dico : "Propos désobligeant, voire insultant" que l'adjectif "bonne" permet d'entendre sous l'acception de "plaisanterie moqueuse". En gros, une vanne "bien trouvée", débarrassée de malveillance. C'est souvent ça, le mécanisme de l'humour : il intègre les préjugés et les idées reçues qui alimentent le rejet dont la catégorie moquée est l'objet, pour mieux les combattre/les dénoncer. En riant de lieux communs, on les combat, on prend conscience de leur ridicule. En riant de l'idée qu'il y aurait chez les trans une dame et un bonhomme, on se marre, et on se dit : "Que j'suis con/que j'suis conne de penser ça, un-e trans, ce n'est pas un sexe déguisé en un autre, c'est "une personne dont le genre ne concorde pas avec le sexe de naissance". Voilà pourquoi ce type d'humour est toujours mieux perçu proféré par quelqu'un/une discriminé-e en raison de son orientation sexuelle ou son identité de genre. Ainsi, quand en 2004 Brigitte Boréale a débarqué sur Pink TV pour la première du Set, le talk-show de la chaîne câblée "gay", le présentateur n'avait pas fait non plus dans la dentelle en annonçant « Brigitte et sa grosse batte ». C'est bien lourd mais on peut penser qu'en reprenant à son compte les "vannes" usuelles, on en dépasse le fond haineux, on s'en rend maître. Il en va de même pour les insultes. Une lesbienne ne réagira pas de la même façon à être traitée de "grosse gouine" au milieu d'une petite sauterie entre copines qu'au petit matin par son voisin de palier. L'identité de l'émetteur / l'émettrice, ses liens de connivence avec sa cible, orientent la nature de la vanne : "propos désobligeant, voire insultant" ou "plaisanterie moqueuse"
- BB a dédouané OF de mauvaises intentions ; ça n'empêche qu'en tant que non-trans Ornella Fleury marche sur des oeufs (Et avec elle l'équipe qui, backstage, a cautionné la blagounette, c'est-à-dire l'équipe qui l'a validée et lui a donné droit d'antenne) L'ambiguïté est là : en reprenant les "héneaurmes" clichés liés au trans, l'humour risque toujours de nourrir/confirmer les préjugés, l'ignorance et peut-être la haine des assis-devant. En gros, derrière les fronts bas de certains-nes, ça risque toujours de donner ça : Elle a bien raison, la Ornella Fleury : si tu nais avec une bite, tu pourras toujours faire tout ce que tu veux pour ressembler à une gonzesse (cheveux longs, make up, talons...) tu seras qu'un mec qui se déguise, un travelo, parce qu'un homme c'est une bite et une femme c'est sa chatte.
La morale de l'histoire c'est que tout le monde ne peut pas rire de tout avec tout le monde. Le présentateur Victor Robert a prévenu son auditoire : "Il n'y aura pas de limite à l'humour dans cette émission". Manquerait plus en effet que l'ambition des amuseurs/amuseuses s'arrête là où la susceptibilité des autres commence ! Mais peut-être que dans un monde où un-e trans est assassiné-e tous les trois jours - et pas seulement dans les pays "chariesques" mais aussi aux Etats-Unis ou au Brésil - faudrait attendre encore un peu pour certaines "bonnes vannes" : elles pourraient tomber dans des oreilles mal intentionnées.