Laurent Gaudé, le Tigre et le slutshaming.

Vendredi dernier, les élèves de Première passaient l’épreuve anticipée de français – une épreuve du baccalauréat que l’on passe un an avant toutes les autres. Ne me demandez pas pourquoi. Je n’ai jamais compris que l’on cesse de réfléchir sur la langue, sur son fonctionnement et sur ses transfigurations esthétiques à l’âge de 16 ans et demi, à l’heure où l’espérance de vie est estimée en France à 79,3 ans pour les hommes et à 85,5 ans pour les femmes. Mais comme débattre de cette absurdité n’est pas l’objet de ce billet, revenons à notre EAF. Il s’agissait d’abord pour les élèves des séries S (scientifique) et ES (économique et social) de réfléchir à la mise en scène de la mort au théâtre à partir d’un corpus de textes. Puis de commenter l’un de ces trois textes, tiré de la pièce de Laurent Gaudé Le Tigre bleu de l’Euphrate.

Après avoir semé la discorde entre la Syrie, la Turquie et l’Irak, voilà que le Tigre se mettait à diviser les lycéens-nes français-es. Et les fâcher avec - dans le désordre - le théâtre, le bac, la géographie, le Trivial Poursuit, la WWF, le cirque Gruss… et Laurent Gaudé.
Bigre ! Tigre ! De quoi pouvait-il bien s’agir ? Du félin à rayures ou du fleuve dont on apprend le nom au début de l’année de Sixième pour l’oublier trois mois plus tard ?
Il faut reconnaître qu’il y avait de quoi être fâché-e. Le mot, cité quatre fois dans le texte ( une fois dans le titre, deux fois dans le paratexte, une fois dans l’extrait ) était tantôt écrit avec une majuscule (dans le titre et le paratexte) tantôt avec une minuscule. Or - et ça aussi on le revoit en Sixième - quand un mot prend une majuscule c’est un nom propre (donc le fleuve) et quand il prend une minuscule, c’est un nom commun (donc l’animal).
Comment ne pas être noyé-e sous tant de variations typographiques (fautes d’Euphrate ?), la seule bouée de sauvetage étant la poétique – ou comment les mots, par leur sonorités et leurs images s’épousent, s’échangent, s’influencent ?

Bref à peine sortie de l’épreuve quelques dizaines d’élèves – des garçons pour l’essentiel – twittaient leur désarroi sous la forme de messages souvent drôles, mais parfois haineux, menaçants, stigmatisants.

Des messages retweetés et likés des centaines de fois, laissés de côté par les sites d’infos en ligne, qui préféraient parler de « petites phrases assassines » (20 minutes) et écrire au sujet de Laurent Gaudé qu’il en prenait « pour son grade » (L’internaute ), qu’il était « la risée de tous » » (Huffington Post) ou qu’il passait "un sale quart d’heure" (Le Point). Voilà pour les expressions servant à résumer le sort réservé à Laurent Gaudé, écrivain chéri des concepteurs de sujets d’examen comme Christine and the Queens est devenue la chanteuse préférée de la bande passante de mon supermarché.

Quelles insultes aurait récolté Laurent Gaudé s’il s’était appelé Laurence ? Plutôt que de « pédé » on l’aurait traité de « sale pute » ou « salope ». Seraient demeurés en l’état les « je vais te niquer » / « je vais te baiser ».
Toutes ces insultes à caractère sexuel ne semblent gêner personne. Elles sont banalisées, elles font partie du tableau. Elles sont pourtant les armes privilégiées du slutshaming.

Il se trouve que ce vendredi-là, alors que les élèves maudissaient le tigre bleu de Laurent Gaudé, je lisais le livre très inspirant de Coline de Senarclens (Salope ! Hélice Hélas). L’activiste suisse, membre du Slutwalk, une association qui se bat contre les violences sexuelles, donne du slutshaming la définition suivante : « Le slutshaming (harcèlement moral à caractère sexuel) est l’utilisation du comportement sexuel prêté ou avéré, de tous symboles relatifs à la sexualité (habits, comportements, maquillages, attitudes…) ou caractéristiques physiques, pour stigmatiser, décrédibiliser et exclure une personne. Les insultes à caractère sexiste ou sexuel (pute, salope, traînée, pédé, tapette, thon…) s’inscrivent dans cette dynamique. Le slutshaming est une violence de genre et un outil sexiste de stigmatisation. »

Quand le mot de « pédé » est proféré comme une insulte, c’est-à-dire avec l’intention haineuse de rabaisser l’autre, de le discréditer, de l’exclure, il est inacceptable. Inacceptable parce que sexiste, sexisme qui devrait être condamné comme on condamne le racisme ou l’antisémitisme.

Il s’agit, pour punir celui à qui l’on en veut, de le « déviriliser », selon des stéréotypes genrés bien ancrés/encrés. Dans la vulgate, pour le vulgaire, le masculin et l’actif ne se confondent-ils pas, comme le féminin et le passif ?
Déchu de son « droit à la virilité », l’autre peut-être « niqué », « baisé » sans que son agresseur ne risque d’être taxé d’homosexualité. Le violeur ne risque pas l’opprobre : il est actif, il ne peut donc pas être traité à son tour de « pédé ». Le viol est la punition que l’homme viril inflige à un autre pour le ramener dans le droit chemin du genre. Un vrai homme, c’est celui qui prend et non celui qui « en prend pour son grade".

Ce qui m’afflige dans cette histoire, ce n’est pas tant que de jeunes gens, à l’issue d’une épreuve de bac, ne trouvent pas d’autres mots que « pédé » pour signifier « leur colère » (et leur impuissance). S’ils pouvaient traiter Laurent Gaudé de mille autres choses, sans doute auraient-ils perçu les collusions poétiques et fantasmatiques entre le nom d’un fleuve et celui d’un animal souverain et toujours fuyant. Ce qui m’afflige, c’est que la presse en ligne ne s’en tienne qu'au buzz, qu'aux nombre de clics et de partage sans jamais ni s’émouvoir ni noter, en une seule phrase même, que certains mots ne sont pas acceptables. Qu’aurait fait cette même presse en ligne si le texte avait été signé Tahar Ben Jelloun, Alain Mabanckou ou Marek Halter et que le premier avait été traité d' « arabe », le second de « nègre » et le troisième de « juif » ?
Je parie que les punchlines auraient eu une autre gueule. Et que la petite affaire à faire buzzer les chaumières serait devenue une affaire d’Etat. Au lieu de cela, certains sites d’actus, comme celui du Huffington Post, ont cru bon d'en rajouter, en rappelant que l’année dernière Victor Hugo n’avait pas connu meilleur traitement. Florilège pour mémoire. « C’est un baisé dans sa tête », « Quelqu’un peut dire à Victor Hugo d’aller se faire enculer », « Moi perso je nique Victor Hugo ».