Je ne sais pas pour vous mais, pour moi, écouter France Inter ce matin, c'était comme une bouffée d'air. Je n'en pouvais plus des tunnels publicitaires et de l'ambiance bêtisier permanent d'Europe 1. Après deux semaines d'arrêt des émissions de Radio France, écouter Fleur Pellerin sortir un à un ses éléments de langage, c'était comme une mélopée douce à mes oreilles.
La rupture d'antenne est d'ailleurs la première chose que n'a pas manqué de rappeler la ministre de la Culture afin de rallier les auditeurs excédés de devoir écouter RTL ou RMC.
Fleur Pellerin a aussi su montrer de la fermeté dans sa non-implication. C'est clair et net, elle ne cédera pas sur le fait que ce n'est pas à elle de décider. Pour ce faire, elle enchaîne les esquives en matière de responsabilité. Elle dit et répète qu'elle n'a "pas à intervenir dans la gestion du dialogue social lui-même", que ce n'est "pas son rôle", mais celui de Mathieu Gallet qu'elle met clairement face à ses responsabilités. Le président de Radio France a "toutes les cartes en main", avait-elle écrit dans la lettre qu'elle lui a adressée. En le consolidant dans sa responsabilité à l'antenne, elle l'érige en fusible. Avec l'affaire du bureau à 100 000 euros et du conseiller en com', il était déjà en mauvaise posture. Là, il est clairement sur la sellette. Si ça se trouve, son remplaçant est déjà trouvé…
Elle évoque aussi la "chaîne de responsabilités" des gouvernements précédents. Formidable élément de langage que cette "chaîne" qui permet de diluer sa responsabilité. Patrick Cohen s'insurge alors et lui demande si elle n'y est vraiment pour rien. "Acceptez-vous une part de responsabilité dans ce conflit ?" lui demande-t-il avec une mine exaspérée. "Oui, je l'accepte", répond la ministre pour mieux ajouter qu'elle ne l'est pas. "Oui, il y a une responsabilité de l'Etat. Les réformes qui étaient nécessaires ces dix dernières années n'ont pas été lancées." Habilement, elle a élargi son rôle de ministre à la notion d'Etat en général et rappelle ce qui lui incombe :
- Veiller à une vision du service public qu'elle tâchera de faire respecter une fois qu'elle aura la proposition de M. Gallet.
- Veiller sur les lignes rouges. (En gros son rôle de garde des deniers publics.)
Nous y voilà. Fleur Pellerin est retranchée derrière ses fameuses lignes rouges. Etrange expression, d'ailleurs. Traditionnellement, en France, on parle plutôt de ligne jaune. Et il paraît qu'on est les seuls à dire ça. Quand j'étais petit, mon père me répondait toujours qu'il ne pouvait pas dépasser la voiture devant à cause de la ligne jaune. Et moi, je ne comprenais jamais : les lignes de démarcation au sol de l'autoroute étaient blanches.
Maintenant, les lignes à ne pas franchir sont rouges. On les voit apparaître dans Les Echos dès qu'un indice boursier dépasse une barre fatidique. "Valorisation des actions : la ligne rouge est franchie". Une ligne rouge est un seuil, une limite à ne pas dépasser, un point de non-retour. Avec ses lignes rouges, Fleur Pellerin résume bien son rôle de "gardienne des deniers publics", comme elle dit. Comme en entreprise, quand le budget est dépassé, on siffle la fin de la récré.
La Ligne rouge est aussi le titre d'un film de guerre (The Thin Redline) qui m'a bouleversé. On y voit des Américains affronter des Japonais embusqués sur une colline d'une île du Pacifique. La réalisation alterne les plans de nature les plus beaux et les épisodes guerriers les plus sales pour souligner l'absurdité de la guerre. L'origine de l'expression "redline" est d'ailleurs bel et bien diplomatique. Elle est très bien expliquée dans cet article d'Atlantico : "Diplomatie : d'où vient l'expression "franchir la ligne rouge" ?"
On imagine le même combat entre l'état-major de Radio France, qui doit maintenir une mission de service public avec moins de subventions et respecter un équilibre budgétaire, et les syndicats, ces grognards qui protestent obstinément contre les réductions de moyens et les perspectives de licenciement. La rupture d'antenne est la plus longue que Radio France ait connue. Elle est proportionnelle à la dureté de la grève.
Le ministère de la Culture ne bougera pas non plus. Pour conforter ses positions, Fleur Pellerin manie avec dextérité un autre outil rhétorique : les injonctions paradoxales (deux contraintes qui s'opposent). Elle parle de la nécessité de renouer le dialogue, sans que ce soit à elle de le renouer. Elle confirme qu'il faudra licencier, mais prend soin de dire qu'il ne faut pas considérer les salariés comme des variables d'ajustement. "Je crois au dialogue social (…)", "Je veux de la justice sociale", scande-t-elle. On dirait une profession de foi laïque. Elle parle de lignes rouges tout en réaffirmant une forte ambition du service public. Elle parle de "singularité du service public" sans la spécifier. Et quand Patrick Cohen lui demande de but en blanc si "Mathieu Gallet est l'homme qui peut redresser la maison", elle répond qu'il est le président, nommé par le CSA, donc que c'est bien lui. Il est l'homme de la situation… car c'est sa fonction.
Suprême esquive, non ?