Margarita Louis-Dreyfus, la grande patronne qu'ils ont prise pour une petite escort

margarita-louis-dreyfus-essai-204x300En apparence, Margarita Louis-Dreyfus a tout pour déplaire.

Une héroïne à la Bourdieu ?

En tout cas, elle a tout pour ne pas être prise au sérieux. Et pour inspirer les saillies potaches.

Elle est grande et blonde, les pommettes slaves et un regard de husky. Elle a le sein rond et haut, moulé dans des tops à sequins et des robes léopard, sous des vestes rose vinyl à zip et des manteaux de fourrure blanche. Elle abuse du liner, de la pince à sourcils et du crayon contour trop foncé. Elle trimballe partout sur ses genoux un petit pétasse-chiot bien toiletté qui répond au nom de Liebchen, "Petit Trésor". Bref, pour le grand monde, elle est l'illustration même de ce "mauvais goût" qui fait obstinément barrage à l'acceptation par les milieux d'élite.

Bourdieu n'aurait pas rêvé meilleur cas d'école pour ses théories de la distinction.

Une héroïne à la James Bond ?

616071-james-bond-007-bons-baisers-de-russie-playstation-2,bWF4LTYwMHg2MDA=Elle a aussi tout pour susciter la méfiance.

Elle est russe et assez secrète sur ses origines et sur son enfance. Elle a rencontré son milliardaire de mari dans un avion, sans qu'on sache très précisément comment elle s'est débrouillée pour sortir, au début des années 1980, d'une Russie soviétique archi-jalouse des allées et venues de ses ressortissants.

Les zones d'ombre de son parcours alimentent toutes les rumeurs : depuis celle de l'escort maligne qui vampe l'homme d'affaire esseulé jusqu'à celle de l'agent secret infiltré dans les affaires occidentales par le KGB.

Une héroïne de série B?

220px-Margarita_Louis-Dreyfus_&_Vincent_LabruneEt puis, elle entre dans toutes les catégories du fantasme primaire.

Infirmière dévouée de son mari mourant (quand sous sa blouse porno-imagée, bat un cœur décidé qui lui fait tenir tête aux pontes du monde entier), égérie des stades (quand derrière son écharpe bleue et blanche, se cache une cost-killer qui entend apurer coûte que coûte les comptes de l'OM), pièce rapportée mal-aimée de la belle-famille (qui s'agace des ambitions de l'importune courtisane) et tentatrice "femme de mon pote" (quand la presse à scandale adore publier des photos ambiguës laissant imaginer qu'elle flirterait avec Vincent Labrune, l'un des proches conseillers de son défunt mari)...

Une héroïne du capitalisme!

nouvel_economiste.750Il n'empêche, malgré tout ce qu'on peut dire et penser d'elle, Margarita Louis-Dreyfus est aujourd'hui la deuxième femme la plus fortunée de France (après Liliane Bettencourt).

C'est le fait d'un héritage, mais pas que. C'est aussi le résultat de la façon dont elle gère et fait prospérer le groupe qu'elle dirige. C'est cela qui lui a valu en 2011 le "Prix du Capitaliste" de l'année décerné par Le Nouvel Economiste, au Conseil économique social et environnemental. Ce jour-là, elle a conclu son discours en déclarant : "Merci d'avoir évité les clichés".

Insaisissable Margarita

Car Margarita Louis-Dreyfus, à qui une journaliste des Echos, Elsa Conesa, consacre une première biographie, n'a précisément de cesse de jouer à cache-cache avec les clichés et les caricatures d'elle-même dont raffolent celles et ceux qui doutent de la légitimité de son succès, quand celui-ci ne les révulse pas.

A croire que cette femme d'affaires redoutable prend un malin plaisir à brouiller les pistes pour mieux prendre à leur propre piège ceux qui feront la bêtise de se fier aux apparences. Et de la mépriser.

Reine d'un empire ultraconvoité

LDParlez-en à Jacques Veyrat, le "dauphin" de Robert Louis-Dreyfus, qui se croyait assuré d'hériter de la gouvernance d'un groupe de négoce de matières premières vieux d'un siècle et demi.

Car le vrai pactole, c'est celui-là, un empire, un vrai, posé sur les solides fondations d'une entreprise familiale à l'ancienne et parfaitement intégré à l'univers subtil du capitalisme financier moderne : le groupe Louis Dreyfus. 57 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2012. Bénéfices nets : 1,1 milliard. Un secteur au cœur de LA question primordiale de l'époque : comment nourrir la planète entière? Un métier où l'on peut encore faire extravagante fortune : le trading.

Une business woman sans bagage

Le trading, la veuve Margarita n'y connaissait rien en 2009. Pas plus qu'elle n'avait de notions de finances ou de droit.

Aucun bagage pour débuter, à 46 ans, une carrière dans le business. Aucune conscience des codes formels et informels qui régissent le monde des affaires. Pas le début d'une idée de ce qui se passe dans un conseil d'administration et des process de prise de décision dans une entreprise de cette envergure. Mais puisque son mari lui avait prévu une place dans l'organigramme et que, contre toute attente, elle a décidé de l'occuper pleinement, l'héritière n'a eu d'autre choix que de se former. A vitesse accélérée.

Méfiez-vous de la potiche oubliée dans le décor

120504_mldElle a passé des réunions entières à écouter des polytechniciens et des énarques qui la voyaient à peine dans le fond du décor. Ou s'ils la voyaient, ne s'en méfiaient pas plus que d'une potiche oubliée là.

Elle leur a posé toutes les questions naïves qu'un-e novice n'ose d'ordinaire jamais poser, de peur de révéler son ignorance et sa non-appartenance au club des initié-es. Des questions naïves et des questions qui dérangent parfois. Ils ont cru qu'elle ne faisait pas la différence entre les deux, que quand elle touchait des points sensibles, c'était sûrement par hasard.

Elle n'a eu que faire de leurs soupirs affligés et de leurs regards levés aux cieux quand elle demandait ce qu'était un "put" ou comment fonctionnait une cotation en Bourse. Elle a passé des heures à se documenter, à plancher sur les dossiers, à les annoter, à lister les points qu'elle voulait se faire éclaircir par des spécialistes choisis par elle seule.

Elle s'est donné tous les moyens de comprendre, pour pouvoir agir.

Une femme au pouvoir

Et quand elle a agi, ç'a été pour mieux trancher. Dans le vif. En faisant valoir son droit. En faisant aussi un usage habile des opportunités. Après deux ans de guerre intestine, exit donc Jacques Veyrat et sa clique qui n'ont pas bien entendu du premier coup, ni du deuxième, que la cheffe, c'était elle.

Quand il quitte le groupe en 2011, le président déchu du groupe Louis Dreyfus s'avoue "épuisé" par le conflit de pouvoir qui l'a opposé à Margarita. Une histoire de tête coupée qui viendra volontiers alimenter le poncif selon lequel, c'est bien connu, les femmes au pouvoir, c'est pire que les mecs.

Reste que Margarita n'a pas l'air de s'inquiéter de ce qu'on pense d'elle en tant que leader. Pas plus qu'elle ne compose avec les mœurs et les us d'un milieu qui a fait l'erreur de ne pas la prendre au sérieux.

Elle ne compte que sur ses qualités personnelles : l'opiniâtreté, la pugnacité, la force de travail, la rapidité, le sens logique, la concentration sur les faits, le contrôle de soi et des situations, la résistance aux menaces et aux intimidations... Et surtout l'inaliénable désir d'indépendance.

Erin Brockovich, la Reine des neiges ou la Dame de Pique?

9782290339558Elle cache formidablement bien son jeu et maîtrise tous les registres, dit Elsa Conesa.

Difficile, après lecture de l'ouvrage, de décider si on a plutôt affaire à Erin Brockovich ou à la Reine des neiges. Elsa Conesa penche, elle, pour la Dame de Pique de Pouchkine, faussement désarmée et résolument narquoise. A rendre fous ceux qui espéreraient la duper.

Fascinante, assurément. Mais un modèle? Celui de personne d'autre qu'elle-même, finalement.

La morale de l'histoire

Percer à jour tous les secrets d'une figure féminine aussi ambiguë que singulière semble, même après une enquête aussi fouillée que celle menée par la journaliste, relever de la gageure.

Mais la morale de l'histoire qu'Elsa Conesa met en lumière avec brio dans son essai, qui se dévore comme un thriller, c'est à quel point le monde des affaires, masculino-centré et aveuglé par ses codes et ses préjugés, peut pécher par arrogance. Quand, tout habitué qu'il est à adouber des surdiplômés en costard-cravate, il n'a que dédain pour la femme attifée comme une escort qui débarque. Mais l'habit ne fait pas la papesse...

 

 

Références :

- Elsa Conesa, Margarita Louis-Dreyfus, Enquête sur la fortune la plus secrète de France, Grasset, avril 2013