La « crise des vocations », c’est bien pratique (mais hors-sujet)

@MEN

Ces dernières semaines, plusieurs journaux se sont penchés sur la « crise des vocations » dans l’Éducation nationale. Une expression consacrée essentiellement utilisée, si on y réfléchit, pour les enseignants et les soignants, et qui dénote surtout une crise d’évocation d’une presse qui ne sait plus aborder les sujets d’éducation autrement qu’avec des poncifs que personne, au fond, n’interroge réellement.

Vocation, quelle vocation ?

Derrière le mot vocation, il y a l’idée d’une attraction supérieure, d’une attirance inexplicable, quasi magique, pour le métier de prof. Quelque chose de plus fort que moi, des raisons de vouloir exercer ce métier que je ne trouverais pas ailleurs, le sentiment intime que je ne pourrais faire que cela, que je suis appelé, que c’est ma voie, aussi impénétrable que celles du Seigneur.

Car il y a une mystique de la vocation : on entrerait en enseignement comme on entre en religion, enfilant la soutane noire de Hussard. Cette mystique renvoie à une vision idéalisée du professeur, qui a toujours senti au plus profond de son âme qu’il voulait être enseignant, qu’il ne peut être pleinement épanoui que là, qu’il a une mission, que c’est son rôle sur Terre.

C’est bien pratique, la « crise des vocations », pour les gouvernants. D'abord, comme le dit Philippe Watrelot, "c'est un alibi bien facile pour justifier l'austérité. Pourquoi bien payer des curés ? Un moine demande-t-il une augmentation ?". D'autre part, cela laisse penser au grand public que les gouvernants n’y sont pour rien, que ce qui est en réalité une crise du recrutement est un phénomène un peu mystérieux sur lequel ils n’ont pas de prise. Et il y a aussi, en creux, cette autre idée bien commode : « la crise des vocations », ce n’est pas seulement qu’on a du mal à trouver des profs, c’est que ceux qu’on trouve n’ont plus la vocation, n’ont plus le feu sacré comme ceux d’avant, ceux du temps jadis qu’on regrette tant. La « crise des vocations » se transforme alors en « crise de la vocation » et sert à décrire un ensemble d’enseignants d’un nouveau genre, qui n’auraient pas la vocation et seraient de simples exécutants, moins engagés et moins intéressés par leur métier : un prof qui n’a pas la vocation est forcément un moins bon prof, peut-être même n’est-il pas tout à fait un vrai prof.

Ça tombe bien, pour ma part, je n’ai jamais eu la vocation.

La vocation ? Plutôt la professionnalité !

Rien ne me destinait au métier d’enseignant. J’ai eu une vie professionnelle avant (comme environ un tiers des lauréats au concours de prof des écoles…), une décennie tout de même, je n’avais jamais songé à l’enseignement, c’est une amie qui m’a soufflé l’idée du concours (« je te vois trop instit ! »), moi ça ne me parlait pas plus que ça, j’avais juste envie d’autre chose, besoin de me poser, et d’ailleurs quand j’ai eu le concours je savais tellement peu où je mettais les pieds que je pensais qu’on allait directement m’envoyer sur le terrain (ma surprise quand j’ai appris que j’aurais droit à une année complète de formation !).

Vocation, zéro, donc.
Et pourtant, si je me fie au regard des parents, de mon inspecteur, de mes collègues aussi, je pense être un « bon prof » (tiens, encore un poncif qu’il faudra interroger un de ces quatre). Cela, je ne le dois nullement à une quelconque vocation, je le dois à mes formateurs, aux collègues rencontrés au fil des années, et surtout à mes élèves, c’est grâce à eux tous que j’ai pu construire une somme de savoirs, d’idées, de gestes professionnels qui font aujourd’hui le prof que je suis.

La vocation m’est étrangère, je revendique au contraire quelque chose de plus important à mes yeux : une professionnalité. Je suis un professionnel de l’éducation, c’est-à-dire que j’en fais profession, et je revendique une certaine expertise dans mon domaine, une nécessaire déontologie, une exigence personnelle fondée une incessante remise en question, autant de traits qui accompagnent et nourrissent ma professionnalité. Voilà ce qui me donne ma valeur, ce qui fait ma richesse d’enseignant, un terme que j’utilise sans aucune forfanterie car cette richesse je la partage avec des milliers et milliers d’autres enseignants qui n’ont pas plus la vocation que moi.

La crise des vocations la crise du recrutement, parlons-en

Employons donc les bons termes : quand on parle de « crise des vocations », c’est la plupart du temps pour parler de crise du recrutement, c’est-à-dire du mal qu’a l’institution à trouver de nouveaux professeurs. Cette année, sur 9 574 places au concours de recrutement de professeur des écoles, 466 postes sont restés vacants, soit près de 5% tout de même… « En vingt ans, le nombre d’inscrits aux concours de professeurs a diminué de moitié. Conséquences : une baisse de niveau des admis et le recours massif aux contractuels », nous dit Caroline Beyer dans un récent dossier du Figaro sur le sujet.

Des contractuels moins bien payés, plus flexibles, moins bien formés aussi, de plus en plus présents ces dernières années : selon l’agence de presse AEF Scolaire, en 5 ans la part de contractuels à l’EN est passée de 14,5% à 22% (public et privé confondus), mais concerne 5% des enseignants du public seulement, tempère le ministère. Pour certains, « nous ne sommes plus sur des marges de gestion mais sur une évolution voulue vers l’usage croissant d’emplois non titulaires. Une stratégie de réduction des couts qui fragilise le service public, précarise ses personnels et menace sa qualité ».

Reste que la pénurie de profs aux concours va s’intensifiant (et diversement selon les disciplines, en lettres classiques, 51% des postes sont non pourvus…) et n’a rien à voir avec une quelconque vocation. Il n’est pas compliqué de lui trouver bien d’autres explications, si on connait un peu l’Éducation nationale aujourd’hui. On se reportera par exemple à cet excellent papier d’Eléa Pommier qui a interrogé pour Le Monde trois générations de profs afin de percevoir les évolutions du métier d’enseignant. Tout y est. Le manque de reconnaissance sociale d’un métier qui a perdu une grande part de son prestige, le déclassement salarial en à peine 25 ans (les profs sont payés 25,8% de moins que les autres cadres de la fonction publique, 20% de moins que leurs collègues étrangers au bout de 15 ans de carrière), une augmentation ubuesque de la partie administrative du métier, un sentiment d’injonction paradoxale régulier, de faibles perspectives d’évolution de carrière, peu d’avantages (à part les vacances, d’accord, qui vont d’ailleurs avec les pleins tarifs), pas de CE, pas de 13ème mois, peu de primes et d’indemnités, pas de médecine du travail digne de ce nom, pas de participation à la mutuelle jusqu’ici, etc., et surtout, surtout, le sentiment de plus en plus répandu que tout n’est pas réuni pour la réussite des élèves : manque de formation, notamment continue, non prise en compte des élèves à besoins éducatifs particuliers, système d’évaluations hors-sol, manque de moyens dans de nombreux endroits, classes trop chargées…

Celui qui souhaite devenir enseignant aujourd’hui se présente au concours en sachant peu ou prou qu’il devra faire malgré tout ça, et pour un salaire bien moindre que dans le privé, pour des avantages inférieurs et sans commune perspective d’évolution. Et on s’étonne de ne plus trouver preneur ?

Ah mais oui, c’est vrai, c’est un problème de vocation.

Nota : Tiens, le weekend dernier, le Figaro demandait à ses lecteurs : « Baisse du nombre d’enseignants : faut-il revaloriser les salaires ? ». Contre toute attente, plus des 2/3 des 110 000 votants ont répondu « OUI » (68,94%). Si même les lecteurs du Figaro le disent…

Et pour prouver que certains médias font un travail nuancé, cet article de Ouest France sur le sujet (on emploie le terme de "crise des vocations", mais le reste est intéressant).

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