Comment les non-dits de la communication ministérielle retombent sur les profs (et les directeurs)

Martin-DM / Getty Images

D’un côté, un ministre omniprésent dans les médias, qui multiplie les annonces avec l’aplomb d’un bonimenteur. De l’autre, des parents en attente, en demande et déboussolés. Au milieu : le terrain, les directions, les profs, à qui il revient de faire tampon et d’écoper.

Réouverture des écoles, acte 1 : le dilemme présentiel / distanciel

Petit retour en arrière. Souvenez-vous, le confinement. Lundi 16 mars, l’école française passe à distance, les profs, seuls, inventent un nouveau type enseignement en forme de pis-aller, où l’essentiel est de maintenir le contact pédagogique et humain. Et globalement, ça marche. Nombreux sont les observateurs qui saluent la créativité et l’engagement des enseignants. JM Blanquer attribuera quant à lui la réussite de l’enseignement à distance… à la plateforme du CNED, « Ma classe à la maison », une vaste supercherie inutilisable et inutilisée.

Quand les écoles rouvrent, le 11 mai, dans les réunions de préparation à l’accueil des élèves les enseignants sont nombreux à demander ce qu’il va advenir de ceux qui ne reviendront pas à l’école puisque de leur côté ils seront toute la semaine dans leur classe avec une minorité d’élèves. Personnellement j’aurai en classe deux groupes de 10 à 12 élèves, deux jours par semaine. Un gros tiers de la classe a choisi de ne pas revenir du tout. Que faire d’eux, que faire pour eux ? La réponse officielle à cette question est toujours la même : "les enseignants qui font classe en présentiel ne sont pas tenus d’assurer le distanciel" ; "l’enseignement à distance est assuré par les enseignants qui ne reprennent pas en présentiel", répète à l’envi le ministre.

Sur le site du ministère on peut lire :

Soit. Sauf que dans notre école, nous sommes 15 enseignants sur 16 à reprendre et nous ne pouvons accueillir au total qu’environ 60% des élèves (deux jours par semaine au moins) en raison du protocole sanitaire. Est-ce à dire que la collègue qui travaille à domicile doit s’occuper de 170 élèves du CP au CM2 ?

Il existe d’autres cas de figures, où le nombre d’enseignants à reprendre à l’école et la capacité d’accueil des élèves varient, et chaque école doit trouver ses solutions. Mais partout la réalité est la même : comment faire classe à l’école au plus grand nombre possible d’élèves tout en gardant le lien avec ceux restés à la maison ?

Personnellement, comme de nombreux enseignants, j’aurais le sentiment d’abandonner mes élèves qui ne reviennent pas si je ne faisais rien pour eux, sachant que rien ne sera fait par ailleurs. Alors je continue à préparer du travail pour les élèves à la maison, et je continue à le corriger dès que j’ai un temps, quand je rentre chez moi, le soir, entre deux préparations de séance et quelques poignées de mails. Le mercredi est consacré aux élèves qui ne reviennent pas du tout, à leurs éventuelles difficultés, que nous abordons en visioconférence.

Tous les enseignants ne sont pas d’accord avec cette manière de procéder : certains pensent que continuer à s’occuper du distanciel en plus de la classe revient à faire le jeu du ministère, qui compte comme d’habitude sur l’engagement des profs auprès de leurs élèves pour combler les trous et les manques de l’institution. Cet argument est sensé et me fait beaucoup réfléchir. J’ai bien conscience de contribuer à valider, en quelques sortes, le mensonge par omission du ministère : puisque mes élèves sont tous au travail, en classe ou à la maison, il apparait de l’extérieur que tout baigne. Que devrais-je faire ? Cesser de cautionner cette supercherie ? Aucune chance de mettre en évidence un dysfonctionnement si vous prenez sur vous de faire fonctionner malgré tout…

Bien entendu, de cela il est rarement question dans les médias, et fort logiquement les parents n’ont pas conscience de ce qui se joue en coulisse : les injonctions paradoxales et muettes de notre ministère, nos réflexions sur le terrain, la surcharge de travail, pour beaucoup.

Et bien entendu, lorsque ça dysfonctionne (et cela arrive forcément) le coupable est immédiatement identifié par les parents d’élèves : puisque le ministre dit que tout va bien et que tout est prévu, c’est donc l’école de leur enfant et son enseignant qui posent problème.

Réouverture des écoles, acte 2 : tout le monde en classe, mais protocole sanitaire inchangé…

Jeudi 28 mai. Le mois de juin approche, et avec lui la deuxième phase du déconfinement. Au côté du premier ministre, JM Blanquer fait de la retape pour l’école, il faut revenir à l’école, tous les enfants pourront être accueillis : « Après l’amorce du mois de mai, il y aura une amplification d’ouverture des écoles en juin (…). Toutes les familles qui le souhaitent doivent pouvoir scolariser leurs enfants, au moins une partie de la semaine ».

Ces propos du ministre, que beaucoup de parents interprètent comme l’annonce du retour à la normale, provoquent un vaste appel d’air.

Car il y a en effet un problème, sur lequel le ministre n’a pas beaucoup insisté : le protocole sanitaire, très strict, reste inchangé, il dit notamment qu’il est impossible d’accueillir plus de 15 élèves, souvent même 10 ou 12, dans une classe. Ce qui signifie que dans beaucoup d’écoles, rien ne va vraiment changer par rapport à ce qui est déjà en place depuis le 11 mai et qui a été longuement soupesé en mode casse-tête.

Forts du blanc-seing offert par le ministre, mais ignorants des réalités protocolaires et logistiques de l’école déconfinée, certains parents contactent les directions d’école, sûrs de leur bon droit et du bienfondé de leurs revendications.

Ici ou là, il est possible d’accueillir quelques élèves de plus, mais ailleurs, l’afflux de nouveaux élèves dans des classes plafonnées à 10, 12 ou 15 diminue de fait le nombre de jours de présence des élèves en classe dans la semaine, on passe parfois de deux jours de classe à un seul. Comme cette conséquence mathématique n’a été annoncée par le ministre que du bout des lèvres, beaucoup de parents ne comprennent pas pourquoi leur enfant ne peut être accueilli davantage et la déception est grande. Les responsables, une fois de plus, sont tout trouvés : l’école de leur enfant et les enseignants, accusés de blocage et de mauvaise volonté.

Les syndicats enseignants tentent de rétablir la vérité du terrain et contrer les propos du ministre, ainsi le Snuipp : « Non, tous les élèves ne pourront être accueillis, même partiellement, avec les exigences du protocole sanitaire que seules les autorités scientifiques et médicales pourraient modifier. Non, les salles de classes et les équipements sanitaires ne peuvent être multipliés ou agrandis en l’espace de quelques jours. Non, les collectivités ne peuvent mettre en place d’un claquement de doigts des dispositifs parallèles autres que la garderie. (…) Par ses déclarations, le ministre crée de l’insécurité tant chez les familles que chez les enseignants ».

Quant aux maires, eux aussi pris dans l’étau, ils se dépatouillent comme ils peuvent mais ne sont pas dupes : « Le problème, c’est qu’on trompe les parents : que ce soit en juin ou en septembre, on ne pourra pas accueillir tous les enfants » (JF Debat, maire de Bourg-en-Bresse et président délégué de l’association Villes de France, cité par Le Monde).

En attendant, 8 mois après le suicide de Christine Renon, qui avait mis en lumière la condition difficile des directeurs d’école, ces derniers sont en apnée.

 

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