Seuls, avec nos élèves et leur famille

17 mars 2020, Mulhouse (photo AFP / Sébastien Bozon)

Voilà. Une semaine d’école à la maison est derrière nous. Une semaine d’école à distance qui aura montré combien les enseignants sont livrés à eux-mêmes, seuls à assurer la continuité pédagogique, pour le bien de leurs élèves. Qu’on se le dise : en ce moment l’Éducation nationale, c’est nous, les profs.

Ministre bavard…

Comme à son habitude, JM Blanquer a écumé les plateaux télé et les studios de radio, la semaine dernière. Il a occupé le devant de la scène avec la gourmandise qu’on lui connait pour cet exercice, pour dire à peu près tout et son contraire à mesure que les heures passaient, au gré des annonces de ses supérieurs hiérarchiques invalidant ses propos tenus quelques heures plus tôt : jeudi 12 mars, dans la matinée, le ministre affirmait « il n’y aura pas de fermeture généralisée des écoles en France comme on a pu le voir dans d’autres pays d’Europe », quelques heures à peine avant que le PR Macron annonce leur fermeture ; le samedi 14 mars, il annonçait « la moitié des professeurs en permanence dans les établissements », quelques heures avant que le premier ministre demande « une action massive de télétravail pour permettre au plus grand monde de rester à domicile » ; le lendemain matin JM Blanquer ne parlait plus que de 10% des profs présents dans les établissements, un chiffre balayé dès le lundi devant la réalité du terrain, l’injonction à limiter les déplacements et la possibilité de travailler depuis son domicile.

D’un point de vue pédagogique, le message asséné par le ministre aura partout été : « Nous sommes prêts, blablabla le CNED, blablabla Ma classe à la maison, blablabla on peut supporter des millions de connexions en même temps, blablabla attention les profs à la continuité pédagogique… ».

Hors médias, le ministère publie jeudi 12 mars une circulaire sur « plan de prévention et de gestion du Covid-19 »  invalidée en quelques heures par le discours présidentiel et doit, le lendemain, en pondre une nouvelle. En substance, il y est dit : que les profs sont responsables du travail, de la continuité pédagogique et du lien avec la famille, que l’administration locale et la hiérarchie directe ont en charge la mise en place du barnum. En clair : démerdez-vous. L’Éducation nationale s’en remet au terrain.

… institution muette

De fait, après avoir passé la journée du vendredi 13 mars à attendre en vain une information officielle nous donnant la marche à suivre, nous avons décidé de créer, dans notre école comme dans d’autres, une adresse mail par enseignant afin de communiquer avec les parents durant la période à venir. En l’absence de véritable interface de communication comme en secondaire (Pronote travaille sur une version primaire) et surtout en l’absence d’instructions officielles, les instits du pays bidouillent à la hâte, créent des groupes whatsapp, ouvrent des ENT (espace numérique de travail) non officiels, empruntent comme ils peuvent des chemins de traverse parfois à la limite du RGPD (règlement général sur la protection des données). L’essentiel est de créer un lien avec les parents, en attendant des consignes précises sur la continuité pédagogique.

Quand les écoles se vident de leurs élèves et ferment, ce vendredi 13 mars après-midi, les seules instructions officielles concrètes sont celles de la circulaire du jour : « Sur le plan pédagogique, l’objectif est de maintenir les acquis déjà développés depuis le début de l’année (consolidation, enrichissements, exercices…) et d’acquérir des compétences nouvelles lorsque les modalités d’apprentissage à distance le permettent. En pratique, au-delà des outils déjà disponibles soit via l’ENT, soit via le CNED, les professeurs peuvent mettre à disposition des documents non interactifs qui permettent de poursuivre l’activité dans une discipline donnée (recherche documentaire, exercice à réaliser, texte à lire et à commenter…) ». Voilà, débrouillez-vous avec ça, vous n’aurez aucune piste concrète supplémentaire.

Lundi, les premiers mails contenant du travail partent vers les familles. Dans la plupart des écoles, on attendra encore plusieurs jours avant de recevoir, au cas par cas, quelques instructions, une poignée de ressources. Souvent, c’est un conseiller pédagogique, un IEN, qui envoie des liens officiels, ceux qu’on connait déjà, cela ne nous est pas d’une grande aide mais on comprend qu’eux également, au fond, sont livrés à eux-mêmes et n’ont pas grand-chose de plus à nous dire.

La réalité, c’est que la hiérarchie de terrain est elle aussi livrée à elle-même, sommée de relayer la parole officielle et pour le reste, de se débrouiller comme elle peut.

Internet, salle des maitres géante

Bien entendu, durant le weekend, le premier réflexe a été d’aller sur le site du CNED, voir ce qu’était exactement « Ma classe à la maison », tant vantée par le ministre. Bon, ça ne va pas nous être d’une grande utilité : il s’agit en réalité du programme de formation à distance habituel du CNED (module de fin d’année, en mode révisions) pour les enfants qui font l’école à la maison. C’est ultra rigide, découpé en gros blocs hebdomadaires non scindables, des semaines types impossibles à modifier, pas question d’adapter ce contenu à nos classes, à nos élèves, à nos progressions, il faut de surcroit imprimer des dizaines de pages, bref, c’est quasiment inutilisable. Seule bonne surprise, la possibilité de créer une classe virtuelle qui figure un lieu de rendez-vous mettant en relation directe le prof et les élèves, avec échanges vidéo, audio, chat. Si en primaire l’utilité est limitée, en secondaire les profs s’en emparent davantage.

Reste Canopé, ses fondamentaux notamment, mais ça on connait déjà, quiconque a un tableau numérique ou des tablettes dans sa classe en est familier, on sait que c’est intéressant mais très incomplet. On peut ajouter Lumni, une plateforme de contenus vidéo et audio utile mais de complément. Au final, l’offre officielle brille par son hétérogénéité et ses manques.

Heureusement, Internet, Facebook, Twitter, se sont transformés en gigantesque salle des maitres.

Dès le weekend, les profs se sont connectés, les réseaux sociaux ont fourmillé, les chaines de partage et d’information se sont répercutées de l’un à l’autre, tout le monde s’est échangé des ressources, des idées, des sites remplis de pépites pédagogiques, chacun a mis à disposition ce qu’il avait déjà fait, préparé. C’était impressionnant à voir, à vivre : on a le sentiment, alors que le pays entre petit à petit en état de sidération, d’un monde enseignant sur le pont, ultra mobilisé, en ébullition, les profs rivalisent de créativité, d’ingéniosité, de générosité, travaillent sans compter les heures à préparer du contenu pour leurs élèves. D’heure en heure, de nouvelles ressources s’offrent à eux : les musées, les chaines de TV, de radio, les podcasts ouvrent leurs contenus, déverrouillent l’accès au savoir dans un élan national appréciable.

Le ministère n’a jamais caché sa méfiance, pour ne pas dire son aversion, pour le travail partagé par les profs sur Internet, les blogs pédagogiques, bref, tout ce que la doxa officielle ne peut contrôler. Devant son incapacité à produire du contenu utilisable, il devrait aujourd’hui bénir la multitude de canaux de partage et la créativité des enseignants. Sans cela, il n’y aurait ni continuité pédagogique, ni "nation apprenante".

La reconnaissance des parents

Bien sûr, il a fallu adapter notre proposition aux élèves et aux familles, prendre en compte ceux qui n’ont pas accès à internet (très minoritaires heureusement, et le travail est envoyé par courrier ou mis à disposition dans les écoles), ceux qui doivent partager la tablette avec les frères /sœurs, l’ordi avec les parents au télétravail, il faut moduler les contenus, varier les supports, rendre tout cela ludique, aussi, afin d’entrainer les élèves.

Rapidement, les retours des élèves, mais aussi des parents, sont très positifs. Une bonne partie de mes élèves m’envoie tout au long de la matinée le travail par mail, par photo, je mets un point d’honneur à le corriger, donnant des indices en cas d’erreur. Certains parents m’envoient des photos de leur enfant au travail, des commentaires malicieux sur les contenus et les "récréations" proposées (de courtes vidéos, des liens audio, du calcul mental ludique…). Bien sûr il y a le grincheux de service, qui trouve que je donne trop de travail, j’en aurais donné moins il aurait estimé que ce n’était pas assez, sinon les contacts quotidiens sont excellents. On reçoit des messages reconnaissants, les parents parlent du travail envoyé comme de « la respiration de la journée » (pour les élèves, pour eux), remercient chaleureusement du travail engagé, sont ravis de voir leur enfant se mettre au travail avec plaisir, à la fin des mails les mots "amicalement", "avec toute notre amitié" ont remplacé le sempiternel "cordialement".

Au fil de la semaine je m’aperçois que le contact établi est de grande qualité, je communique quasi quotidiennement avec plusieurs parents, bien davantage qu’en temps normal, finalement ! Un lien particulier se tisse avec certains, dans ce confinement il constitue un fil précieux, une présence dont on prend soin.

Sur les réseaux sociaux, je crois comprendre que les parents, dans leur grande majorité, perçoivent avec une acuité inédite la somme de travail engagée, l’investissement et le professionnalisme des enseignants : c’est qu’ils ont pour la première fois accès au travail de leur enfant en temps réel, ils imaginent mieux désormais la partie immergée de l’iceberg, cela même qui leur échappe d’habitude.

 

Je reçois, un matin, ce mail qui m’émeut profondément, de parents que je n'ai pas vus de l'année. Je le retranscris ici, un peu partout des profs ont reçu de tels témoignages cette semaine, et d'une certaine façon il s’adresse à tous les enseignants, de la part de beaucoup de parents.

 

« Cher Lucien Marboeuf

Chaque jour, depuis le premier jour de la rentrée, nous sommes conscients de la chance que nous avons, et la chance qu’a Milan d’être dans votre classe.

Chaque jour, depuis le premier jour, Milan est parti à l’école en chantant, heureux de vous revoir, nous indiquant vouloir profiter au maximum de sa journée avec vous.

Ce soir encore, il a accueilli en chantant votre proposition de méthode et calendrier de travail.

Il se réjouit des documents que vous avez envoyés et de leur caractère ludique et a hâte de se mettre au travail demain.

Grâce à vous et à votre approche si constructive, Milan est pleinement rassuré et sera occupé dans le confinement qui s’annonce.

Vous avez le don et l’immense générosité de l’enseignement et de la transmission.

Nous vous en étions reconnaissants depuis le premier jour.

Nous vous en sommes encore plus reconnaissants ce soir.

Merci pour votre engagement si précieux et si rare,

Prenez-soin de vous et de votre famille,

Avec toute notre amitié »

 

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