C’est quoi, être adulte ?

Les principaux rites de passage à l’âge adulte selon les plus de 60 ans, à leur époque.

 

 La réponse première, massivement partagée par tous les jeunes, c’est « devenir soi ». Affirmation lourde de sens. Ce qui fait l’adulte n’est plus l’accession à un statut d’indépendance et de stabilité. C’est le terme lointain, voire inaccessible, d’un long processus de construction identitaire.

LA PREUVE : QUAND DEVIENT-ON ADULTE ?

 Il y a encore vingt ans, la réponse était institutionnelle : quand on a fini ses études, passé le service militaire, qu’on est entré dans la vie active et qu’on se met en couple.

Les principaux rites de passage à l’âge adulte selon les plus de 60 ans, à leur époque.

Les principaux rites de passage à l’âge adulte selon les plus de 60 ans, à leur époque.

Autant d’étapes ritualisées depuis des décennies, avec son folklore potache et ses déchirures intimes, ses « enterrements de vie » (de jeune fille ou de garçon), sanctionnées par le départ « de chez les parents », lesquels « vieux » restaient toujours très utiles pour la caution du premier bail locatif et le crédit pour la voiture d’occasion.

La sortie de l’adolescence, bac en poche, durait deux ou trois années. À 21 ans, tout était plié. D’ailleurs, c’était encore l’âge de la majorité au début des années 1970.

Aujourd’hui, il n’y a plus ni rites, ni étapes, ni seuil symbolique. Devenir adulte, c’est avancer vers un horizon qui recule sans cesse.

La fin des études ne fait qu’ouvrir une période de stages, d’emplois précaires et de chômage. On ne se met plus en couple : on vit une ou plusieurs expériences, plus ou moins longues. On ne part plus de chez ses parents : on peut aller ailleurs, un certain temps, mais on garde une chambre « chez les parents», au cas où (le chômage, la rupture de couple, le pépin de santé…).

Le droit reconnaît désormais la responsabilité pénale à 16 ans, la majorité civique à 18 ans, mais la majorité sociale (droit au RSA) à 25 ans. L’âge moyen du départ de la maison familiale est de 24 ans. Quant à l’âge moyen du premier enfant, il est, pour les femmes de France, de 30 ans…

ADULESCENCE ET DÉCLASSEMENT

Tanguy

Source : Allocine.fr

Nous voilà donc confrontés à un fait générationnel, inconnu des précédentes cohortes d’âge : l’allongement démesuré du temps « jeune », une dizaine d’années au statut bizarre, définitivement plus adolescentes mais pas encore adultes.

Depuis le film « Tanguy », il est de bon ton, chez les parents, de ricaner sur ce que certains sociologues qualifient de « génération Peter Pan », les « adulescents »  voire de « génération boomerang ». Le jeune (autre mot flou) refuse de grandir et à la fin, il vous revient toujours à la figure…

Des travaux plus récents mettent à mal cette image, somme toute très confortable pour les aînés.

Ce « temps bizarre », cet entre-deux suspendu est le résultat d’une addition de phénomènes extrêmement pervers qui mettent à jour des dysfonctionnements profonds et anciens de la société française.

En vrac : la mort de la méritocratie, l’échec du système scolaire à la française, les mécanismes de reproduction des élites, la défiance des anciens pour les jeunes, la préservation de situations de privilèges, l’immobilisme de la carrière, la gestion désastreuse du chômage de masse, le marché de l’immobilier, la paupérisation des premiers salaires… Les blocages et handicaps qu’accumule la société française aboutissent à un mal déstructurant pour notre modèle social : le déclassement :

- 27% des enfants de cadres supérieurs sont ouvriers ou employés. 34% des filles !

- Près d’un jeune sur trois ne peut reproduire la position sociale de ses parents.

- Le déclassement se combine avec l’exclusion : 21% des 18 / 25 ans vivent sous le seuil de pauvreté.

OVEREDUCATION

A l’évidence, la France a un problème aigu avec sa jeunesse. Ce phénomène est, par son ampleur, spécifique à notre pays. Il ne fait que s’aggraver. Il a des conséquences sociologiques profondes:

  • Pessimisme radical : 86% des jeunes Français pensent que le monde va mal et 73% qu’il ne va pas s’améliorer. Définitivement à part sur la planète, ils ne sont que 17% à penser que l’avenir de leur pays est prometteur (contre 25% des jeunes Allemands, 34% des jeunes Anglais, 63% des jeunes Suédois, 65% des Canadiens). Paradoxalement, ça n’empêche pas 88% des jeunes de penser qu’eux, ils s’en sortiront…
  • Le chômage touche entre 23 et 40% des jeunes de 18 à 30 ans. Dans les Zones Urbaines Sensibles, il monte à 46%. Une situation structurelle en France depuis les années 80.
  • Angoisse massive : 74% des étudiants se déclarent stressés (80% dans les filières littéraires et sciences humaines). 56% pensent que le système éducatif n’est pas satisfaisant. Ce stress est observé dès l’école primaire : depuis vingt ans, l’OCDE classe les élèves français au premier rang mondial (et de très loin) de l’anxiété.

Ils savent que le pari républicain de la méritocratie ne marche plus. Le taux de fréquentation des grandes écoles par des élèves issus du bas de la structure sociale est revenu en 2009 au même niveau qu’en… 1910 ! Un phénomène, là aussi, unique au monde.

Le temps de fréquentation du monde scolaire s’est allongé de quatre années en moyenne par Français depuis les années 70. Or non seulement cet allongement exclut radicalement ceux qui décrochent avant ou autour du Bac, mais en plus le déclassement touche largement les diplômés du supérieur. Les études universitaires ne sont « rentables » qu’à partir de Bac+5. Le phénomène des diplômés déclassés (bac+3 à bac+5) est une tendance lourde. Les enfants font beaucoup plus d’études que leurs parents et pourtant ont un statut social bien inférieur à l’arrivée !

Résultat : les déclassés sont trop qualifiés pour la profession qu’ils vont occuper, rendant très palpable le concept anglo-saxon de « overeducation ».

 overeducation2

Les dégâts sociaux, politiques et psychologiques que cela engendre sont considérables. Le sociologue Camille Peugny, un des deux conseillers scientifiques du programme « Génération Quoi ? », l’a parfaitement analysé dans son livre « Le déclassement » (Grasset, 2009).

Honte et silence dans les familles, dépendances prolongées, énormes inégalités intra-familiales, vision du monde totalement noire, double sentiment d’échec (échec social et échec individuel), rupture avec l’histoire glorieuse de la famille, tabou et non-dit autour de la table du dimanche. Le déclassement se traduit toujours par une perte de confiance, un sentiment de désorientation sociale : rupture avec son milieu social d’origine, effort d’adaptation au milieu d’arrivée.  D’où une remise en cause identitaire : ne se situant plus dans l’espace social, le déclassé ne se sent plus porteur d’une identité cohérente.

Ravage dans le couple, rétrécissement  du réseau amical, dépression, alcoolisme, tentatives de suicide (le taux de suicide des jeunes a doublé depuis trente ans). Panique à l’idée de devenir totalement exclu.

Au final, recomposition de valeurs :

-       Dégoût pour les assistés qui « ne font pas d’efforts » ; rejet du groupe situé immédiatement « en dessous » de soi.

-       Perte de toute motivation sociale : « à quoi bon faire des efforts puisque l’on connaît déjà la fin ? Je préfère rester dans ma bulle.»

-       Redéfinition de la notion de réussite : « je ne suis pas un assisté, moi ! » Ce n’est pas le parcours individuel dont on est fier, mais avoir des enfants et leur offrir « tout ce dont ils ont besoin ».

-       Courage et volonté individuelle comme « force morale compensatrice », typique de la disqualification sociale.

-       Perte totale de confiance envers l’institution scolaire, voire colère et rancoeur.

LA JEUNESSE, UNE PÉRIODE À FUIR RAPIDEMENT ?

Camille Peugny a mesuré le phénomène politique connexe que le déclassement engendre :

-       Glissement à l’extrême droite pour les enfants déclassés issus d’une lignée d’héritiers (statut social élevé de père en fils depuis plusieurs générations).

-       Glissement à l’extrême gauche pour les enfants de cadres issus eux-mêmes d’un milieu populaire ascendant depuis trois générations. Rébellion, nouvelles radicalités.

La précarité sociale est une notion familière pour les parents, ceux qui avaient 20 ans en 1980 et ont donc des enfants de 20 ans aujourd’hui. Etant eux-mêmes arrivés sur le marché du travail avec le chômage de masse, leur vie a oscillé entre espoirs et désillusions, entre périodes de chômage et phases de reprise. Ils savent que leurs enfants vivront la même chose qu’eux, sinon pire. Ils préfèrent  leur dire que le monde est dur et violent, injuste et inégalitaire, et qu’ils ne s’en sortiront qu’en en bavant. Le stress généralisé se construit d’abord en famille. L’échec ne peut aboutir qu’à un constat impossible à assumer : et si mon enfant était nul ?

Les solidarités intrafamiliales sont solides. Elles constituent les dernières valeurs auxquelles tout le monde s’accroche. Mais la somme de culpabilité ressentie par les jeunes et les contraintes qui pèsent sur les parents créent ce pessimisme si particulier à la France. L’ambiance générale rejaillit sur l’image que l’ensemble des adultes ont sur l’ensemble des jeunes.

Mal vus des adultes. Sondage 2009 : 51% des Français ont une image « négative » de la jeunesse. Deux adjectifs mettent tout le monde d’accord : intolérants et individualistes. Des têtes à claque !

En 2011, pour 24% des Français, ce sont des « délinquants, drogués, violents » !

- Pour 39%, ils sont « irrespectueux des règles et des autres ».

- Seuls 20% pensent qu’ils sont « courageux et ont du mérite ».

- 88% des Français pensent que la réussite sociale des jeunes ne dépend que de leurs « efforts personnels à surmonter les difficultés ». Il suffit de vouloir pour pouvoir. Il faut savoir « en baver », c’est comme ça, et pas autrement !

Lucides et pragmatiques, combatifs mais désabusés, les jeunes Français cumulent les handicaps de tous les particularismes européens. Ils ne voient aucun projet, aucun horizon qui pourrait y changer quoi que ce soit. Ils ont perdu confiance dans leurs institutions et les entreprises – ne parlons pas des dirigeants. Coincés, ils sont forcés de rester chez leurs parents, les seuls capables d’amortir le choc du passage au monde adulte.

Les jeunes ne croient qu’en eux-mêmes, ne comptent que sur leurs parents et leurs amis. Les adultes, eux, ne croient qu’en leurs enfants et aux sacrifices que chacun, dans la cellule familiale, doit consentir pour les aider à s’en sortir…

Comme si, malgré tous les amours, les euphories, les espoirs et les amis, être jeune c’est vivre une sale période dont il faut vite sortir : espérer un CDI, faire un couple d’amour, mais « avant qu’il ne soit trop tard » : pouvoir partir le plus loin possible pour vivre, enfin, quelque chose de fort…

Emploi etranger 2

Du côté adulte, le  sentiment dominant se résume en un constat : soit il faut protéger les jeunes, soit il faut s’en protéger.

Rares sont ceux qui pensent qu’ils sont suffisamment grands pour grandir seuls. Ils sont vus comme fragiles, la proie d’un monde impitoyable : ils vont être broyés, et n’y sont pas préparés. Leur insouciance passe pour de l’inconscience, de l’immaturité. L’aile parentale doit donc les recouvrir, bon gré mal gré. Ça exaspère les jeunes, mais comment faire autrement ?

Christophe Nick