IPSOS sera l'institut de sondages des soirées électorales de France Télévisions et de Radio France pour la présidentielle et les législatives de 2017. Il a remporté hier l'appel d'offres de l'audiovisuel public.
Vous connaissez évidemment son représentant sur nos écrans, Brice Teinturier, 53 ans, politologue, Directeur Général délégué d'IPSOS depuis 2010, sa figure de proue médiatique. Il connaît sur le bout des doigts les sondeurs et les journalistes politiques, pour avoir travaillé auparavant chez Louis Harris, l'IFOP, TNS Sofres...
2017 sera capitale pour les sondeurs. Attaqués de toute part, il doivent faire face à un changement capital des règles du jeu.
Entretien quelques minutes après l'annonce du résultat de l'appel d'offres :
Pour cette présidentielle 2017, le défi pour les instituts de sondage est inédit. En quoi ?
Le législateur a modifié les heures de fermeture des bureaux de vote. Même si ce n'est pas son sujet, ce que je comprends volontiers, il nous place de fait devant un défi de taille !
Nous travaillons sur un échantillon représentatif des bureaux de vote. Une fois cette sélection faîte, il nous faut mettre en place une chaîne d'estimation fiable, c'est à dire un outil statistique qui permet une extrapolation très précise à partir des premiers bulletins dépouillés. Je vous rappelle que nos estimations ne sont pas des sondages ! Dans chacun des bureaux de vote de notre échantillon, nous avons un correspondant qui nous remonte les résultats partiels dès les 200 premiers bulletins dépouillés. Il s'agissait jusqu'à présent des bureaux fermant à 18h. Notre chaîne d'estimation corrigeait les spécificités de ces bureaux situés à la campagne ou dans de petites villes. C'est comme cela que nous construisions nos estimations dès 18h30, affinées au fur et à mesure.
Mais cette année ça se complique....
Oui, parce que les députés et sénateurs ont décidé que plus aucun bureau de vote ne fermerait à 18h. Ils vont tous fermer à 19h ou à 20h. Cela veut dire que nous n'auront plus que 20 à 25 minutes pour produire notre première estimation de 20h. Nous n'aurons aucun bureau de vote entièrement dépouillé, mais uniquement des dépouillements partiels. C'est inédit !
Comment pallier ce manque de temps ?
Nous allons compenser par le nombre le temps dont nous ne disposons plus. Traditionnellement, IPSOS travaillait pour une présidentielle sur la base de 200 à 240 bureaux de vote. Cette année nous dépasseront les 500 ! Ça n'a jamais été fait.
Ce changement intervient alors que les sondeurs sont sous pression, accusés tantôt de se tromper, tantôt de "faire" l'élection...
C'est exact. Sur des dizaines d'élections, les instituts français ne se sont trompés que deux ou trois fois. Et ce sont ces exemples que l'opinion retient. C'est injuste mais c'est comme ça. On nous parle encore du 21 avril 2002 et de la qualification de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour. mais c'était il y a bientôt 22 ans ! Pire, on nous parle encore de 1995 en nous reprochant de ne pas avoir vu la remontée de Jacques Chirac, ce qui est faux ! Oui, notre instrument a déjà failli, et notre travail est de plus en plus difficile face à une volatilité électorale de plus en plus grande. Mais il y a un réflexe, que je qualifierais de régression intellectuelle, qui consiste à dire "tout cela ne marche pas" ; or ça marche encore !
Par ailleurs, les soirées électorales ne relèvent pas du sondage, mais de l'estimation, ce qui, encore une fois, n'est pas la même chose. Là-aussi, il nous est arrivé de nous tromper, mais pour combien d'estimations exactes ? Une immense majorité, en vérité.
Quant à "faire l'élection", je suis frappé par la contradiction entre cette accusation de pratiquer la prophétie auto réalisatrice et l'accusation d'imprécisions ou d'erreurs. Il faudrait savoir ! Si nos sondages sont des prophéties auto réalisatrices, alors nous ne pouvons pas nous tromper, par définition. Or cette contradiction est maniée sans vergogne par plusieurs commentateurs.
IPSOS est un énorme groupe. Alors que les soirées électorales ne représentent qu'un minuscule chiffre d'affaire pour vous, pourquoi consentir autant d'efforts, et prendre le risque d'essuyer des critiques ?
C'est vrai, on se pose parfois cette question en interne. IPSOS est le troisième institut de sondage au monde. Il est indépendant et appartient toujours à ses fondateurs, Jean-Marc Lech et Guy Truchot, qui sont des gens de la profession, et pas des hommes de communication ou de marketing. D'autres groupes ont été acquis par des groupes financiers. Certes le marketing, les études de satisfaction, et le travail consacré aux marques constituent le gros de notre activité. Le département "public affair" représente 15% de notre chiffre d'affaire. Et au sein de de ce département, les sondages et estimations pour les médias occupent une minuscule partie. Donc, effectivement, un examen purement arithmétique rend votre question légitime. Mais notre ADN est toujours là : IPSOS est un indépendant et appartient toujours à ses fondateurs, Guy Truchot et jean-Marc Lech, qui sont des gens de la profession, et pas des hommes de communication. D'autres instituts ont été acquis par des groupes financiers. De notre côté, nous estimons que notre rôle est d'expliquer ce qu'il se passe dans la société, en termes d'achats et de comportements de consommation, mais aussi en termes d'opinion. Deuxième dimension : le challenge technologique. Nous avons intérêt a démontrer notre savoir faire à tout le monde : au public mais aussi à nos clients. La chaîne d'estimation dont je vous parlais tout à l'heure est un bijou statistique et informatique. Enfin, nous avons un enjeu interne. Les gens d'IPSOS sont très fiers de travailler pour des médias prestigieux comme France Télévisions et Radio France.
Vous travaillez depuis longtemps avec les journalistes. Avez-vous des regrets sur cette relation ?
Je partage avec eux une passion partagée pour l'actualité et son explication au public. Cette passion ne se dément pas. Mais j'ai de plus en plus de mal à défendre les journalistes lorsqu'ils sont attaqués lors de mes présentations partout en France, par exemple. J'éprouve ces difficultés parce que je suis en partie d'accord avec les accusations des Français. J'évite évidemment toute généralisation. Je ne dirai jamais "les médias" ou "le système médiatique". Mais je ne peux que constater l'aggravation d'une propension à la précipitation. Toujours plus vite ! Il faut avoir LE chiffre spectaculaire là où le recul serait nécessaire. D'autre part les sondages sont trop souvent utilisés pour prédire l'avenir alors qu'ils ne sont pas faits pour ça, mais pour comprendre ce qu'il se passe, au présent, pas au futur. Le deuxième travers de certains de vos confrères, corollaire du premier, c'est de ne pas tenir compte de nos commentaires lorsqu'ils invitent à la prudence sur l'interprétation de certaines données, puis de crier haro sur le baudet si le résultat des urnes n'est pas exactement ce qu'ils avaient présenté à tort comme une prédiction ! C'est odieux et malhonnête intellectuellement. De plus c'est le meilleur moyen de casser la légitimité du sondeur, mais aussi des médias eux-mêmes. J'ai un autre reproche à adresser : les intentions de vote prennent souvent trop de place. Nous réalisons des études thématiques, par exemple sur la perception de la mondialisation, de l'économie d'entreprise, des traditions... J'aimerais que les enquêtes d'opinion reprennent le dessus sur "la course de chevaux" ou la recherche du chiffre choc.
Clair, non ?
Propos recueillis par Pascal Doucet-Bon