Le mot de trop ?

Jean-Marie Le Pen, 13 septembre 1987, participe au Grand Jury RTL-Le Monde.

Ce sont comme des dates anniversaires. Quelques minutes qui font basculer l'histoire, qui déterminent un avant et un après, deux périodes bien distinctes. Le 13 septembre 1987 est un de ces points de rupture : le Front national s’éloigne, brutalement, de toute perspective de pouvoir. Il y a tout juste 29 ans, le « détail » de Jean-Marie Le Pen orientait l’histoire du Front national dans une nouvelle direction ; un mot qualifié, en interne, d’« erreur politique de sa vie ». Le procès Barbie s’était terminé en juillet. Le chef de la Gestapo de Lyon avait été condamné à la réclusion à perpétuité pour crimes contre l’humanité. Les paroles de Jean-Marie Le Pen suscitaient une vive émotion dans l’opinion publique. La classe politique, choquée, condamnait unanimement le président du FN.

À ce moment, beaucoup du FN considéraient que le parti était porté par une « dynamique énorme ». La présidentielle de 1988 est abordée avec optimisme. Jean-Marie Le Pen envisage sérieusement une participation à l’exécutif. Sa meilleure chance se trouve dans l’élection de 1988, affirme Carl Lang : « Tout est possible. Dans la propagande de Le Pen, avec l’idée de la vague, on pense à la déferlante. Les conditions tactiques et politiques sont réunies : groupe parlementaire, conseillers régionaux, appareil solide, un Le Pen en pleine forme. On mise sur la présence de Le Pen au second tour face à Mitterrand. Nous pensons qu’il y a un coup fantastique à faire : arriver en tête de la droite. Tous le pensent. Mégret encore plus que Stirbois ».

Le « détail »

À quelques mois de la présidentielle. Jean-Marie Le Pen organise sa rentrée politique comme il le fait depuis un bon moment. Fin août, le président du FN tient meeting dans sa ville natale de La Trinité-sur-Mer. Une radio suit puis, ensuite, les BBR. Le président du FN et son conseiller en communication Lorrain de Saint Affrique programment une émission avec RTL. À ce moment-là, ils savent qu’une thèse universitaire  - celle d’Henri Roques - pose des « problèmes liés au révisionnisme ». Il est possible qu’une question soit posée à ce sujet. Les deux hommes préparent une réponse « bateau » sur le thème de la liberté de recherche.

Le 13 septembre, Jean-Marie Le Pen est l’invité du Grand Jury RTL-Le Monde. Peu après le début de l’émission, Olivier Mazerolle pose cette question à Jean-Marie Le Pen : « Que pensez-vous des thèses de messieurs Faurisson et Roques ? »

Suit cet échange :

Jean-Marie Le Pen : « Je ne connais pas les thèses révisionnistes. Mais quelques soient ces thèses, et quelles que soient celles développées intellectuellement, je suis partisan de la liberté de l’esprit. Je pense que la vérité a une force extraordinaire qui ne craint pas les mensonges ou les insinuations. Par conséquent, je suis hostile à toutes les formes d’interdiction et de réglementation de la pensée. Tout ce que nous savons sur l’histoire des guerres nous apprend qu’un certain nombre de faits ont été controversés et discutés. Je suis passionné par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Je me pose un certain nombre de questions. Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale.

Paul-Jacques Truffaut : Six millions de morts, c’est un point de détail ?

Jean-Marie Le Pen : Six millions de morts ? Comment ?

Paul-Jacques Truffaut : Six millions de juifs sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale, vous considérez que c’est un point de détail ?

Jean-Marie Le Pen : La question qui a été posée est de savoir comment ces gens ont été tués ou non.

Paul-Jacques Truffaut : Ce n’est pas un point de détail !

Jean-Marie Le Pen : Si, c’est un point de détail de la guerre. Voulez-vous me dire que c’est une vérité révélée à laquelle tout le monde doit croire, que c’est une obligation morale. Je dis qu’il y a des historiens qui débattent de ces questions ».

Le soir de l’émission, le secrétaire général du FN Jean-Pierre Stirbois dit à Michel Collinot : « C’est foutu ». Ce sentiment, mêlé à l’incompréhension et à la colère, domine. Les militants et cadres se demandent quelle est l’utilité de militer si, systématiquement, Jean-Marie Le Pen détruit ce qu’ils construisent avec tant de difficulté. La plupart des proches du président du FN comprennent, ce 13 septembre, qu’il se détourne du pouvoir. Le secrétaire général aux adhésions Jean-François Touzé reçoit les jours suivants « plusieurs centaines de cartes déchirées. Peut-être 1500, 2000 ». Elles proviennent des anciens de la droite. Ceux qui avaient adhéré au début des années 1980 par anticommunisme et parce qu’ils étaient réceptifs aux positions du FN sur l’immigration.

Jean-Marie Le Pen regagne, lui, son hôtel particulier, visiblement accablé : « En quarante ans de vie publique, c’est la plus grosse connerie qui soit sortie de ma bouche » dit-il à Lorrain de Saint Affrique. L'homme politique pense que sa candidature pour l’élection présidentielle est compromise. Officiellement, son cercle politique rapproché le soutient. Marie-Christine Arnautu affirme que Jean-Marie Le Pen n’est « ni raciste ni antisémite » ; il n’est pas non plus un « homme de compromis et n’a jamais voulu dire ce que l’on a voulu lui faire dire ». Bruno Mégret, « catastrophé », décide de le soutenir, sans cautionner. Il considère que c’est un « accident verbal ». Il sait aussi que, désormais, son scénario politique ne pourra pas se concrétiser tant que Jean-Marie Le Pen sera à la tête du FN. La stratégie lepéniste auprès de la communauté juive touche brutalement à sa fin. Olivier d’Ormesson s’occupait à ce moment-là d’un voyage de Jean-Marie Le Pen à Jérusalem et prenait des contacts avec le gouvernement israélien. Ce transfuge de la droite, arrivé au FN à la veille des élections européennes de 1984, quitte le parti en octobre 1987 reprochant à Jean-Marie Le Pen de ne pas avoir reconnu son erreur, suite au « détail ».

À la fin des années quatre-vingt, la thématique négationniste devient, au grand jour, un élément à part entière de l’idéologie frontiste. En même temps, les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen répondent à une stratégie de communication et politique : envoyer des signes bruyants à ceux qui adhèrent au négationnisme ou, du moins, ne rejettent pas cette propagande ; à ceux qui avaient délaissé le FN, les plus radicaux du champ politique ou encore, ces personnes pour qui l’antisémitisme s'inscrit dans leur patrimoine idéologique.

14,38 % des suffrages exprimés au premier tour de la présidentielle, le 24 avril 1988. On parle de « marée lepéniste ». Ceci dit, ces résultats sont analysés avec amertume au Front national. Pour Jean-Marie Le Pen, c'est un échec. Il est « effondré ». Il pensait pouvoir figurer devant ses principaux adversaires, Jacques Chirac et Raymond Barre. Le scénario était quasiment écrit, pensait-il : le « mouvement en sa faveur serait si important » que s’il était élu ou même battu par François Mitterrand, c’en était complètement terminé pour Jacques Chirac et le RPR. Jean-Marie Le Pen serait ainsi devenu le leader de l’opposition face à François Mitterrand. En septembre 2013, Carl Lang revient sur la présidentielle de 1988 : « Ce que Le Pen ne reconnaîtra jamais jusqu’à sa mort, c’est le point de détail. Cela a été dévastateur. Cette affaire nous a brisé les jambes en termes de ralliement de notables. Nous nous sommes tiré une balle dans chaque pied. Jean-Marie Le Pen a fusillé sa carrière politique et nous avons offert à l’adversaire les éléments pour nous diaboliser. À la présidentielle, Le Pen n’est pas si loin : quatre points derrière Chirac ». Vingt-six ans après le « détail », l'ancien conseiller régional, député européen et secrétaire général du FN considère que Jean-Marie Le Pen pouvait, en 1988, « passer devant Chirac. Du fait de la candidature de Barre, ça pouvait se jouer à un demi-point. Le Pen a une formule : avant le détail, le FN faisait 2 millions de voix. Après, il a fait 4 millions de voix. Mais sans, il aurait peut-être fait 6 millions ».

Quelques mois plus tard, lors de l’Université d'été du FN (2 septembre 1988) Jean-Marie Le Pen est l’auteur du calembour « Durafour-crématoire ». À partir de l’été 1989, et ce, pendant plusieurs années, l’antisémitisme devient un des thèmes réguliers de la propagande politique du FN. Les idéologues du FN se parent des habits des défenseurs de ceux qu’ils nomment les « historiens révisionnistes » et appellent à la suppression des lois « liberticides », notamment dans les programmes électoraux. La prise en compte du négationnisme dans les programmes et au sein de l’idéologie du parti lepéniste entend bouleverser la mémoire collective et réhabiliter le nationalisme français et ses valeurs. L’histoire établie par les vainqueurs se doit d’être remodelée. Pour ces raisons, les chambres à gaz représentent un « verrou » idéologique qu’il faut absolument faire sauter.

Le « verrou »

L’ancien directeur de rédaction de National hebdo, Martin Peltier, montre bien l’attachement du discours d’extrême droite au négationnisme. Les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen doivent faire « sauter » les derniers « verrous politiques qui retiennent les Français d’adhérer » au FN. Ceux-ci trouvent leur fondement dans la « manipulation historique » de la Seconde Guerre mondiale ; une manœuvre à l’origine du discrédit de l’extrême droite depuis 1945. La guerre d’Algérie, le combat pour l’Algérie française avait redonné espoir aux nationalistes. Les accords d’Évian et le contexte qui suit remettent, pour un temps, l’extrême droite au ban du paysage politique français. Comment sortir l’extrême droite de cette impasse qui donne la part belle aux communistes et aux Juifs et exclut les nationaux ? La solution réside dans le négationnisme. Martin Peltier explique : si cette « bataille de la mémoire peut sembler oiseuse » aux Français, elle est en fait « déterminante ». Les chambres à gaz ne sont pas un « détail ». Elles représentent le « cœur du dispositif d’exclusion des nationaux – et c’est à cause de l’exclusion des nationaux que les Français sont écrasés d’impôt et livrés sans défense à l’invasion du tiers-monde par des gouvernements criminels ». Cette construction idéologique régit la « conscience tout entière, et tout le champ politique. C’est le préjugé “antiraciste” qui empêche de rétablir l’ordre et de résoudre le problème de l’immigration ». Pour l’extrême droite, ce « préjugé » provient de l’histoire nazie et de ses instigateurs. Les chambres à gaz ne viennent pas agrémenter une construction idéologique. Elles la structurent. Elles constituent la « clé du système » dans la conscience d’extrême droite. Le négationnisme nourrit l’idéologie des vaincus. C’est ce qu'exprime clairement Martin Peltier dans un de ses papiers de National Hebdo (22-28 août 1996), intitulé « L’amitié est-elle possible entre les révisionnistes et les menteurs ? » :

« Nous autres, à l’extrême droite, sommes fondamentalement révisionnistes. Pourquoi ? Parce que nous aimons l’Histoire, c’est un trait constitutif de notre esprit politique, et que la méthode historique n’est rien d’autre qu’une révision permanente. (...) Nous sommes des vaincus de l’Histoire récente, il suffit, pour s’en convaincre, de regarder comment s’est constitué le mouvement national aujourd’hui (...). Ses chapelles sont nombreuses, mais son noyau d’origine est issu des guerres de décolonisation, et principalement de la guerre d’Algérie. C’est en réaction à l’injustice et au mensonge sécrété par l’issue de cette guerre que se sont créés les divers mouvements dont allait naître le Front national. Et, dès alors, un souci révisionniste nous animait. (...) Donc, notre mouvement national s’est formé autour des vaincus de la guerre d’Algérie, en quête de révision et de réhabilitation historique. Très vite s’y sont agrégés des vaincus d’autres combats, ceux de la dernière guerre mondiale, bien sûr, qu’ils fussent maréchalistes ou collaborateurs d’obédiences diverses (...). L’extrême droite, dans toutes ses composantes, est révisionniste par construction. Elle s’emploie à rétablir l’Histoire constamment faussée du déclin français »

Le négationnisme a été importé au sein du parti par François Duprat pendant les années 1970. Il fait parti de l’ADN du Front National. Théoricien de la droite nationale, François Duprat est à l’origine, en 1972, des Groupes nationalistes-révolutionnaires (GNR), en marge du FN mais intégrés dans le parti de Jean-Marie Le Pen. Il crée un groupe de presse nationaliste-révolutionnaire influent, véritable matrice idéologique, à l’origine de la diffusion des classiques de la littérature négationniste et raciste. Celle-ci provient, pour l’essentiel, des réseaux internationaux de néo-nazis et d’antisémites. Jusqu’à son assassinat en mars 1978, François Duprat reste le fournisseur attitré de la propagande négationniste au sein de l’extrême droite française et internationale. Il diffuse, entre autres, cette brochure considérée comme un des classiques négationnistes :

Couv Six millions

 

Diabolisation contre dédiabolisation

Quelques jours après son accession à la présidence du FN, Marine Le Pen s’affranchit du négationnisme. « Tout le monde sait ce qui s’est passé dans les camps et dans quelles conditions. Ce qui s’y est passé est le summum de la barbarie (Le Point, 3 février 2011) » ; une étape qui s’inscrit dans la « dédiabolisation » du FN, remise en marche au début des années 2000 et indissociable pour une éventuelle normalisation du parti d’extrême droite. Cette stratégie, initiée par Bruno Mégret, instaure au sein du FN deux clans, deux positions qui s'entrechoquent à partir de la fin des années 1980 :

- les mégrétistes et la dédiabolisation : se normaliser, se crédibiliser et passer par l’opposition avant de prendre le pouvoir.

- les lepénistes et la diabolisation : rester dans la provocation, la radicalité et n'avoir aucune probabilité de devenir un parti de gouvernement.

La « dédiabolisation » mariniste ne prend pas à son compte l'immigration et l'islam. L’islamophobie s'est substitué à l'antisémitisme. En décembre 2013, Louis Aliot me disait ceci : « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts, dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais ce n’était pas l’immigration ni l’islam... D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela. À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste. (...) Depuis que je la connais, Marine Le Pen est d’accord avec cela. Elle ne comprenait pas pourquoi et comment son père et les autres ne voyaient pas que c’était le verrou. Elle aussi avait une vie à l’extérieur, des amis qui étaient aux antipodes sur ces questions-là des Le Gallou et autres. C’est la chose à faire sauter ».

L'histoire continue. La procédure intentée par Jean-Marie Le Pen contre son exclusion en août 2015 doit être examinée par la justice le 5 octobre 2016. En récidivant sur le « détail » et en déclarant n'avoir « jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître », l'ancien président du FN ne faisait pas que s'opposer à sa fille. Il choisissait de se distinguer et de confirmer, une énième fois, sa stratégie.