Entendons-nous bien : il n’y a pas d’arnaque dans la belle histoire de l’Hermione : le navire qui vient de toucher les côtes américaines est bien la réplique parfaite de son ancêtre, cette frégate sur laquelle embarqua La Fayette en 1780 pour se rendre aux États-Unis. En revanche, ce n’est pas le premier navire qu’emprunta le marquis. La traversée de 1780 est en réalité son second voyage… Trois ans plus tôt, le jeune aristocrate s’était embarqué pour les côtes du Nouveau Monde, à bord d’un autre navire : la Victoire.
Le sang chaud du marquis
Août 1775, à Metz. Le jeune marquis de la Fayette, ancien mousquetaire et capitaine des Dragons, assiste à un dîner au cours duquel le frère du roi d’Angleterre, le duc de Gloucester, dit pis que pendre de ces « insurgents » américains, ces Bostoniens qui commençaient à sérieusement gonfler le pouvoir britannique. Avec un léger esprit de contradiction, le jeune officier décide aussi sec que son engagement est tout tracé : il rejoindra le camp des Américains révoltés contre la couronne anglaise. Sans remettre en cause la sincérité indéniable du jeune homme, on remarquera que rejoindre le camp américain est au passage une occasion rêvée pour aller démolir quelques Anglais, plusieurs années après une Guerre de Sept Ans qui avait coûté quelques babioles à la France. Son premier empire colonial, par exemple. Canada compris. Une bien belle tatouille.
L’armée française l’a encore en travers de la gorge… Et La Fayette, plus que les autres. Il n’a pas vingt ans, déborde d’un enthousiasme juvénile et se jure de mettre sa plume, son or et son épée au service des révolutionnaires américains avec qui il ne cesse d’échanger, par lettres ou dans les salons où leurs envoyés plaident leur cause.
Moins d’un an plus tard, le 4 juillet 1776, Jefferson rédige la déclaration d’indépendance : la révolution américaine commence « officiellement »… La Fayette est fin prêt : depuis trois semaines, il s’est engagé volontaire au sein de cet embryon d’armée américaine, « sans pension ni indemnité », après avoir démissionné des forces françaises. Le tout avec le discret soutien de son oncle, le Comte de Broglie, par ailleurs chef du cabinet secret de Louis XVI. Officiellement, la France ne soutient aucun des deux camps. Officieusement, le roi n’a rien contre l’idée d’aller emmerder les Anglais par Patriotes interposés, tant qu’il peut prétendre n’être au courant de rien.
Il était un petit navire bordelais
Reste à Gilbert (oui, La Fayette se prénomme Gilbert, tous les militaires ambitieux ne peuvent pas s’appeler Napoléon) à trouver de quoi se payer le voyage. L’argent n’est pas vraiment un problème, La Fayette est riche – mais… mineur. C’est grâce à son oncle, une fois de plus, qu’il rachète un bateau à un armateur bordelais. Un petit navire commercial, presque une coque de noix : 200 tonneaux, 2 petits canons, trente hommes d’équipage à peine – mais 6 000 fusils dans les cales, destinés aux insurgés. Le barlu s’appelle la Clary, la Fayette le renomme aussitôt la Victoire. Forcément.
Repéré par les espions britanniques, contraint de quelque peu finasser avec des autorités françaises qui hésitent à le laisser partir, La Fayette connaît les pires difficultés pour embarquer. Il multiplie les fausses pistes, balade les autorités un bon moment et finit par quitter un petit port près de Saint-Sébastien à bord de la Victoire, le 26 avril 1777, à la marée montante. Il laisse derrière lui sa femme et une petite fille : direction l’Amérique. Hélas, il est trop tôt de 193 ans pour écouter du Joe Dassin sur le pont.
Après sept semaines de mer où le pauvre Gilbert s’ennuie à cent sous de l’heure quand il n’a pas le mal de mer (« J’ai été bien malade les premiers temps… »), il débarque près de Georgetown, en Caroline du Sud, et finit son trajet par la route jusqu’à Charleston, laissant à l’équipage le soin de vendre les fusils qui finiront effectivement dans les mains des milices de Géorgie. Mission accomplie.
La Fayette ne s’arrêtera pas là. Aide de camp et major général de Washington, il ne tarde pas à participer à ses premiers combats, prendra même une balle anglaise dans la jambe en septembre et s’imposera auprès des chefs de la révolution comme un homme loyal, courageux et désintéressé, avant de repartir pour la France pour obtenir l’appui de Louis XVI. Il repartira en 1780, cette fois sur la fameuse Hermione, et cette fois avec un appui royal officiel – et des troupes. En tout 6 000 hommes qui participeront entre autres avec ceux de Washington à la bataille décisive de Yorktown. Un engagement qui lui vaudra d’être désigné citoyen d’honneur des États-Unis.
Oh, et la Victoire ? Le pauvre rafiot n’aura pas connu un destin bien brillant et n’aura pas survécu au premier voyage de La Fayette. Rechargé pour retourner en Europe, il fit naufrage en août 1777, au détour d’un bras de rivière…