Les actionnaires à la corbeille?

Repenser le code du capital

Piketty préconise de repenser le code du capital, pas seulement celui du travail. Il suggère d'accroître les pouvoirs des employés au conseil d'administration des entreprises, comme cela se fait en Allemagne et dans certains pays d'Europe du nord, considérant que cette implication accrue des salariés augmente l'efficacité économique et sociale des entreprises.

Il y a de bonnes raisons de penser que ce serait effectivement le cas. De nombreux travaux montrent que la démocratie dans l'entreprise, l'implication des salariés dans ses décisions et son fonctionnement, accroît l'efficacité des firmes, la satisfaction des salariés et que les inconvénients en sont très limités. Mais ces entreprises à participation salariale ne sont pas très nombreuses en France, et comme le constate Piketty, la loi ne compte que peu d'évolutions dans ce sens; le sujet n'est jamais un objet majeur du débat politique et l'actuel gouvernement, si soucieux d'ordinaire de s'inspirer de l'Allemagne et des pays nordiques, ne montre aucun intérêt pour le sujet.

C'est pourtant un enjeu bien plus important qu'on ne le pense. Parce que contrairement aux idées reçues, le pouvoir exclusif des actionnaires dans l'entreprise, sur le principe d'une action, une voix, n'a rien d'inévitable ni de naturel. Théorisée dans les années 70, la valeur actionnariale est de plus en plus battue en brèche. Jack Welch, l'ancien PDG de General Electric, qui a inauguré l'idée de gérer les entreprises en se fondant sur la valeur actionnariale (lors d'un discours de 1981) a récemment qualifié cette idée de "plus débile du monde". Les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l'entreprise et ne l'ont jamais été.

Grandeur et décadence des actionnaires

La société par actions modernes est apparue dans la seconde moitié du 19ième siècle, pour faire face aux besoins en capitaux des compagnies de chemin de fer. Ces entreprises avaient besoin d'acquérir beaucoup de capital physique (voies ferrées, trains, machines). Et ce capital était spécifique : il est impossible de faire autre chose avec des voies ferrées que de faire rouler des trains. Par la suite, d'autres industries intensives en capital, la chimie, les mines, l'exploration pétrolière, les biens de consommation durables, présentant les mêmes caractéristiques, se sont appuyées sur ce même modèle. A chacun son rôle : les actionnaires fournissent le capital qui permet d'acheter les terrains, les bâtiments et les machines; les travailleurs sont payés pour utiliser les machines; les managers dirigent l'ensemble du processus.

La valeur actionnariale est quant à elle apparue dans les années 70. Milton Friedman écrivait dans les années 70 que la seule responsabilité des entreprises est d'augmenter les profits; La théorie financière de la firme revient à considérer une entreprise comme un nœud de contrats entre individus, une coquille vide dont l'objectif doit être d'enrichir ses actionnaires, en responsabilisant les dirigeants à l'aide d'incitations financières. Ceux-ci ont rapidement compris le bénéfice qu'ils avaient à en retirer : les "incitations" ont abouti à faire exploser leurs rémunérations.

salaires

Dans le même temps, les entreprises ont de moins en moins besoin de capital. Premièrement, elles utilisent de moins en moins de capital physique et celui-ci est générique (bâtiments, bureaux, matériel informatique). Souvent d'ailleurs elles ne le détiennent même pas mais le louent à des sociétés extérieures.

Le cliché "nos employés sont notre principale source de richesse" contient une part de vérité. Les actifs spécifiques des entreprises modernes sont à rechercher dans les compétences de leurs salariés, dans des éléments immatériels, beaucoup plus que dans la détention d'actifs physiques.

Les émissions de titres en bourse ne servent pas tellement à apporter des fonds aux entreprises; les rachats d'actions sont supérieures aux appels de fonds sur l'essentiel des bourses, ce qui signifie que la bourse sert en moyenne à extraire de l'argent des entreprises, pas à leur en apporter. Les nouvelles sociétés génèrent très rapidement suffisamment de liquidités pour assurer leur fonctionnement. Du coup, les entreprises qui entrent en bourse ne le font pas parce qu'elles ont besoin d'argent, mais plutôt pour permettre à leurs investisseurs initiaux de sortir de l'entreprise, ou pour rassurer leurs salariés sur la valeur des stock-options qu'ils détiennent. Au passage, la fonction des marchés d'actions a complètement changé. Ils sont un lieu d'exercice de pouvoir, dans lequel des entreprises vont essayer d'en contrôler d'autres, plus que l'endroit ou les entreprises se financent.

Perte de pouvoir actionnariale

La structure des pouvoirs dans les entreprises accompagne ce mouvement. De plus en plus de nouvelles entreprises adoptent des formes d'actionnariat qui reviennent à confier énormément de pouvoir aux fondateurs et très peu aux actionnaires, à l'aide d'actions sans droit de vote. En pratique Mark Zuckerberg détient un pouvoir absolu sur Facebook avec une minorité d'actions, en émettant des actions sans droits de vote. Snapchat y a eu également recours. La restructuration qui a fait de Google une partie du conglomérat Alphabet confère de la même façon d'énormes pouvoirs aux fondateurs, Larry Page et Sergei Brin.

Les actionnaires ont eux aussi changé de forme. De moins en moins d'actionnaires individuels, de plus en plus d'intermédiaires financiers, et le développement de la gestion indiciaire modifie le comportement des détenteurs d'actions qui ont moins vocation à intervenir dans le fonctionnement des entreprises.

En somme, l'idée d'une action, une voix; le contrôle exclusif des actionnaires sur l'entreprise n'est pas coulé dans le marbre, et connaît au contraire de nombreux changements. Il serait assez logique d'accompagner ce changement en favorisant les formes originales de contrôle des entreprises, en accroissant le pouvoir des salariés dans les conseils d'administration. Mais de telles idées ne trouvent guère de traduction dans les programmes politiques. C'est dommage : il y aurait beaucoup à faire pour améliorer les relations dans les entreprises.