"Tous les sept ans, vous remettrez les dettes. Voici ce qui concerne cette remise des dettes: lorsque l'année de la remise aura été proclamée en l'honneur de l'Eternel, tout créancier remettra la dette contractée envers lui par son prochain, qui est son compatriote, sans rien exiger de lui. Vous pourrez exiger des étrangers le remboursement de leurs dettes, mais vous annulerez les dettes de vos compatriotes envers vous."
Deuteronome, 15.1-3
La Croatie annule la dette de 60 000 citoyens. Comment ça marche?
L'idée d'annuler les dettes n'est pas une idée nouvelle. On la décrit souvent comme un Jubilé, en référence à l'ancien testament qui recommande, pendant cette année de pardon des péchés, d'annuler les dettes (sauf envers les étrangers, il ne faut pas exagérer non plus). L'an dernier, l'Islande a mis en oeuvre un programme de ce genre. Beaucoup d'Islandais qui avaient un emprunt indexé sur l'inflation ont vu, avec la crise économique qu'a traversé le pays, leur dette exploser. Le gouvernement a ramené les dettes au niveau d'avant crise, en finançant l'opération par une taxe sur le système bancaire.
En Croatie, les gens qui ont une dette inférieure à 4500 euros, dont le compte bancaire a été bloqué à cause de cela, dont les revenus sont bas et qui ne sont propriétaires de rien d'autre que leur résidence principale verront leur dette annulée; leurs créanciers publics et privés devront absorber la perte.
Ce genre de programme d'annulation des dettes des personnes ordinaires est assez rare. C'est bien plus commun pour les gouvernements - voir le programme "Pays Pauvres Très Endettés" d'annulation de la dette des pays du tiers-monde, résultat en partie de la campagne "Jubilé 2000" menée par un attelage un peu baroque constitué entre autres du pape, du chanteur Bono et de l'économiste Jeffrey Sachs. Mais ce sont les entreprises qui en bénéficient le plus. Faire faillite, renégocier sa dette (et les contrats de travail des employés) est une pratique courante des grandes entreprises. Cela permet ensuite de redémarrer, avec des coûts ramenés vers le bas.
Ces derniers temps, des économistes comme Steve Keen, ou l'anthropologue David Graeber, ont préconisé des Jubilés modernes, l'annulation des dettes, comme solution à la crise financière.Certaines ONGs qui préconisaient la fin de la dette du tiers-monde, plutôt que de s'auto-dissoudre lorsque l'objectif a été atteint, ont préféré se lancer dans la quête de l'annulation de toutes les dettes.
C'est bien d'annuler les dettes?
Il y a une mythologie autour de la dette. Dans nos sociétés, ne pas payer ses dettes est un tabou puissant. L'annulation des dettes semble être une cause impossible; ce n'est pas pour rien qu'Hugh Grant se déclare favorable à l'annulation de la dette du tiers-monde pour séduire Julia Roberts dans "Coup de foudre à Notting Hill".
Mais, si on fait abstraction de cette mythologie, l'annulation de la dette est une simple politique publique de redistribution, qui fait des gagnants et des perdants. Les gagnants, ce sont bien entendu ceux qui voient leurs dettes annulées. Et cela pose un problème : l'annulation des dettes est une politique qui, par définition, ne bénéficie qu'à ceux qui sont endettés. Or ceux-ci ne sont pas forcément ceux qui ont le plus besoin d'aide. L'adage dit qu'on ne prête qu'aux riches; dans la pratique, les gens qui ont pu aller à la banque et obtenir un crédit sont probablement dans une meilleure situation que ceux qui s'y sont fait envoyer promener. De la même façon, les retraités ont moins de possibilités de s'endetter que les actifs; il s'agit donc d'un transfert générationnel.
Les perdants sont difficilement identifiables. Il serait confortable de s'imaginer que ce ne sont que des riches exploiteurs du peuple, ou des entités abstraites (les banques, les étrangers). C'est comme toujours le problème de l'incidence fiscale; les perdants sont au bout du compte ceux qui ne peuvent pas transférer la charge sur d'autres. Les banques peuvent aisément compenser en augmentant les charges sur leurs clients, ou répercuter directement le défaut sur les épargnants. Lors du défaut sur les emprunts russes,aucun intermédiaire financier n'a été ruiné, contrairement à tous les français qui avaient cru leurs promesses.
Il y a aussi des conséquences indirectes. Si les créanciers savent que les dettes peuvent être annulées, qu'elles ont été annulées dans le passé, ils vont exiger des taux d'intérêt plus élevés à l'avenir. Et cet effet peut durer très longtemps : Rogoff et Reinhart ont constaté que lorsqu'un pays faisait défaut sur sa dette, il en payait les conséquences sous forme de taux plus élevés pendant plus d'un siècle. Les perdants d'une annulation de dette, ce sont aussi les générations futures, qui devront payer plus cher lorsqu'elles souhaiteront emprunter, les gouvernements futurs, qui auront plus de mal à financer les dépenses publiques.
Cela pose donc la question de l'efficacité de cette politique. Si on veut redistribuer, ne vaudrait-il pas mieux consacrer les dépenses publiques à des investissements éducatifs, construire des infrastructures, etc... choses qui pourraient bénéficier à la population dans son ensemble, plutôt qu'une mesure d'annulation de dettes qui n'avantage que les gens qui ont eu le seul mérite de s'endetter au bon moment?
Lendemains difficiles
La dette et les idées qui l'accompagnent sont au cœur de nos sociétés. Ne pas payer ses dettes est violer un tabou extrêmement puissant. Mais la détestation de l'usure et le sentiment d'injustice qui y est associé n'est pas moins puissant. Entre les tabous religieux sur l'intérêt, le personnage de l'usurier Shylock qui oblige Antonio à payer sa dette avec une livre de sa propre chair, nos cultures sont traversées par l'idée que les dettes sont illégitimes et les créanciers, des exploiteurs.
C'est ce qui conduit à attacher autant d'importance à cette idée d'annulation de dette; le sentiment de briser un tabou dans son bon droit est exaltant, et donne l'impression que tout devient alors possible. C'est malheureusement le plus souvent l'inverse qui se produit. Le créditeur est, étymologiquement, celui qui a cru, a eu confiance, dans le fait que le débiteur allait le rembourser. La dette est, selon l'expression de Pierre-Noel Giraud, le commerce des promesses: personne n'a envie de vivre dans une société dans laquelle il est normal et acceptable de ne pas tenir ses promesses.
Les Islandais ont découvert, après l'excitation du Jubilé, que les bénéficiaires de l'annulation de dettes étaient simplement chanceux, que nombreux étaient ceux qui n'en ont rien retiré alors qu'ils n'étaient pas moins méritants. En Croatie, la mesure d'annulation de dettes est la tentative désespérée d'un gouvernement malmené dans les élections locales de séduire rapidement les électeurs avant une élection législative. Les conséquences se feront sentir après les élections.
L'annulation des dettes est souvent présentée comme une manière de faire table rase du passé pour assurer l'avenir; sa tentation repose sur le fait que le passé est ce qu'il est, alors que nous pouvons projeter tous les rêves que nous voulons dans un avenir forcément plus radieux. Mais il est bien difficile de corriger de manière juste et efficace les erreurs passées; Et les conséquences négatives de l'annulation consistent à limiter les possibilités de l'avenir en pénalisant les emprunteurs futurs. Les lendemains d'annulation de dettes ont le goût de la gueule de bois.