Comment la télé a inventé les "vrais gens"

Ils seront quatre quidams pour questionner François Hollande, jeudi 14 avril, durant 90 minutes. Quatre inconnus dans une émission intitulée pour la circonstance "Dialogues citoyens". L'interpellation de l'homme de pouvoir par des anonymes est devenue, au fil du temps, l'indispensable ingrédient de l'émission de débat. La formule n'a cessé de poser question sur les conditions de ces prises de parole. Femme, homme, avec ou sans emploi, marié, divorcé, combatif , émouvant, handicapé… Dans leur diversité de monsieur ou madame Tout-le-Monde, les médias les surnomment les "vrais gens". Histoire de cette invention de la démocratie médiatique.

Qui a inventé les "vrais gens" à la télé ?

C'est en fait le politique qui, le premier, a souhaité avoir en vis-à-vis monsieur et madame Tout-le-Monde. Et cela depuis que les médias de masse existent. En voici la preuve par l'image. Séquence noir et blanc. Planté droit face au micro de la RTF (radio télévision française), au moment même où son premier gouvernement vient d'être mis en place, Guy Mollet annonce, le 4 février 1956 : "Chaque semaine, le président du Conseil [c'est-à-dire lui] ou un de ses ministres, viendra s'entretenir avec vous [les Français auditeurs et téléspectateurs]. Ce gouvernement est votre gouvernement. Si la presse et la radio vous informent au jour le jour de son action, rien ne remplacera le contact direct que je veux établir." Autrement dit, les journalistes, c'est bien, le peuple, c'est mieux. Si l'on ne craignait pas l'emphase, on dirait que cette déclaration fait office de discours fondateur de la démocratie médiatique (vue côté pouvoir).

Comment les "vrais gens" peuvent-ils s'adresser aux politiques ?

Dans un premier temps, par courrier. Et c'est Pierre Sabbagh, le futur homme clé de la petite lucarne des années 1960, qui vient régulièrement faire la lecture des opinions de "vrais gens" dans les bureaux du président du Conseil, Guy Mollet. Il n'existe plus d'archives filmées de cet exercice. Mais lorsque l'on visionne l'émission intitulée "20 minutes avec le président du Conseil", aucun doute n'est permis. Cette mise en scène d'une fausse visite impromptue du journaliste Sabbagh à celui qui dirige le pays franchit allègrement les limites du ridicule. Tout cela n'est donc que communication et propagande.

Quatre ans plus tard, le 13 octobre 1960, avec l'émission "Faire face" consacrée au contrôle des naissances, le téléphone fait son apparition dans le dispositif "vrais gens/politiques". "Ici le standard de SVP où nous attendons vos questions", annonce le journaliste Jacques Sallebert, très fier d'inaugurer ainsi LA première émission avec intervention en direct des anonymes. Costume croisé, encerclé par une petite armée de standardistes qui s'affairent, Sallebert claironne : "C'est une expérience que nous tentons ce soir. Le succès de cette émission dépend de vous." Et de continuer par un vade mecum détaillé à l'adresse des futurs interlocuteurs du pouvoir: le numéro à appeler, la longueur de la question à poser (25 mots). Si l'on est retenu, ô joie, on pose SA question en direct au responsable en plateau.

Un an plus tard, priorité au terrain. En direct toujours, mais désormais, c'est depuis leur lieu de vie que les "vrais gens" vont pouvoir poser leurs questions au ministre. Le 29 septembre 1961, le journaliste Claude-Henri Salerne décrit cliniquement l'endroit où il se trouve : "Monsieur le ministre [du Logement], quand je suis arrivé tout à l'heure au 15 de la rue Gisquet, à Saint-Denis, les chaises étaient dehors car il n'y a pas assez de place ici. Monsieur et madame Soudan vivent dans deux pièces avec leurs sept enfants…" On aperçoit la caméra qui avance, et l'on découvre l'exiguïté des lieux, "4 mètres sur 4", commente le présentateur, "et sans fenêtre". Puis c'est au tour des parents de prendre la parole…

Le magazine d'actualité "Cinq colonnes à la une" tentera le même type d'expérience. "Monsieur le ministre, est-ce que vous êtes prêt à répondre aux questions des ménagères ?" Pierre Desgraupes, l'un des cofondateurs de ce magazine d'actualité, a posé sa question sans inflexion aucune. Il est pourtant soucieux de savoir si la technique va suivre. Nous sommes le 1er mars 1963 et, de son bureau du ministère des Finances, Valéry Giscard d'Estaing va devoir répondre en direct aux préoccupations des Françaises en train de faire leurs courses sur un marché parisien. "S'il vous plaît, je voudrais savoir pourquoi la différence de prix est si grande entre les fruits et les légumes qu'on pourrait acheter sur les marchés…"

Dans les années 1970, toujours en direct, mais désormais en studio, les "vrais gens" vont pouvoir interpeller le personnel politique. Dans l'émission "A armes égales", c'est même l'un des moments attendus du cérémonial des deux heures de débat. Le 17 février 1970, le premier numéro oppose Michel Debré à Jacques Duclos. Musique solennelle (Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss), vaste studio avec une table qui réunit les adversaires du jour et les journalistes Michel Bassi et Alain Duhamel, et, tout autour, un arc de cercle rassemblant une trentaine de personnes, celles qui poseront des questions de "vrais gens". Le décor les met en scène.

Mais comment sélectionne-t-on ces "vrais gens" ?

C'est le grand sujet de ces émissions de débat, la question de confiance. Qui sont ceux et celles à qui la parole est donnée ? Tout cela relève-t-il de la manipulation ? Cette suspicion à propos de la distribution des rôles s'est constituée au fil du temps. Elle a contribué à la dégradation du rapport des citoyens à la politique comme à l'information. Dans les années 1960, les journalistes assument à l'antenne le fait d'avoir eux-mêmes choisi les interlocuteurs invités à interroger les responsables de la puissance publique. De fait, bien souvent, le contrôle politique est des plus étroits. Voilà pourquoi, en introduction de l'émission "Faire face" sur les mal-logés, Étienne Lalou prend toutes les précautions pour éviter les soupçons. Même si, à l'époque, la télé ne constitue pas encore un enjeu de premier plan, les téléspectateurs sont encore trop peu nombreux. Le présentateur parle des "rouspéteurs" qu'il a écartés, comme il l'a fait pour les interpellations jugées "trop générales". Sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, dans une télévision clairement sous tutelle, la défiance bat son plein. Or, pour le pouvoir politique, après les épisodes de Mai-68 et de l'éclatement de l'ORTF en 1974, rétablir le contact avec les Français est une urgence. L'émission "Les dossiers de l'écran" du 1er février 1977 constitue de ce point de vue un modèle du genre. C'est "une grande première dans l'histoire des télévisions", comme le dit Joseph Pasteur, le journaliste animateur de la soirée. Et d'ajouter : "C'est en effet la première fois qu'un chef d'Etat en exercice, en l'occurrence Valéry Giscard d'Estaing, va s'entretenir en direct avec de simples citoyens choisis scientifiquement pour représenter l'ensemble de la population française." Un film de dix minutes explique "ce choix scientifique". "Voici comment les ordinateurs ont sélectionné les 60 Français de ce soir", est-il dit.

De fait, les instituts de sondage tiennent désormais le haut du pavé. Déjà, la Sofres ouvrait l'émission "A armes égales" en indiquant quelques données statistiques sur l'état de l'opinion à propos du thème politique de la soirée. A présent, et pour longtemps, le sondeur labellise les "vrais gens". C'est la naissance médiatique du panel censé mettre un terme aux polémiques . A cinq, dix ou soixante, les Français choisis "sont" la France. On ne compte plus les émissions spéciales basées sur ce même dispositif, avec Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ou François Hollande. La représentativité des "vrais gens" se veut indiscutable. Ils ont aussi une autre légitimité. Ils parlent en tant que "victimes de l'inaction politique", comme aime à les définir Éric Darras, enseignant à Sciences po Toulouse. Dans sa thèse consacrée au magazine politique de télévision, il précise que ces anonymes sont là parce qu'"ils sont ceux à qui c'est arrivé. Ils sont chômeurs, sans revenus, mal logés..."

Malgré tous ces efforts, l'objectif fixé ne sera pas atteint. Bien souvent, le doute demeure. Alors, après la statistique qui distribue le droit de parler, une autre forme de participation des "vrais gens" est apparue : le "forum". Il est spectaculaire dans le groupe qu'il affiche et l'énormité des lieux qu'il mobilise, salles de spectacle ou grands espaces institutionnels. Il réunit celles et ceux qui ont une capacité à exprimer leurs témoignages, leurs opinions. Il est à la fois la masse et la singularité. On a pu repérer ces anonymes dans la presse, au sein même des reportages du JT, ou dans l'exercice de responsabilités associatives, syndicales. On va parfois jusqu'à mêler profanes et people, comme dans "Les absents ont toujours tort" avec Guillaume Durand sur la 5, en 1991. Le forum est le lieu de la libre expression avec à la clé le moment où la convention cède le pas à la force de l'émotion, à l'outrance de la colère, à l'interruption brutale pour cause d'invasion du plateau. Les exemples sont multiples. Organisée par Europe 1 et Antenne 2, l'émission "Audition publique, 20 ans pourquoi faire ?" confrontait, le 16 février 1981, 33 jeunes et 7 responsables, selon les termes du présentateur Louis Bériot. La salle du Palace était surchauffée lorsque, vers 22 heures, l'émission s'interrompt brutalement. Quelques minutes plus tard, dans un flash spécial, Jean-Pierre Elkabbach, le directeur de l'information d'Antenne 2, affirme "qu'il s'est passé un événement grave sous les yeux des téléspectateurs" et propose de voir ce qui n'a pas été diffusé. Le public découvre alors qu'un jeune invité au débat a regretté haut et fort l'absence du communiste Charles Fiterman. Une fois encore, la sélection des acteurs est mise en cause. Bronca, hurlements, l'émission dérape.

Autre exemple, l'émission spéciale à propos du CPE animée au Palais des sports par Michel Field. Là encore, l'atmosphère est incandescente. On crie, on apostrophe, on diffuse un extrait des "Guignols" face au ministre concerné. Scandale. De vrais moments de télévision, disent les professionnels.

Que deviennent les "vrais gens" avec le numérique ?

Les réseaux sociaux permettent aujourd'hui à la masse comme à chacun d'intervenir en temps réel alors que la télé diffuse son émission. Critiques, commentaires, par écrit ou en images, grâce à l'écran compagnon ou via tout autre dispositif façon Facebook ou Twitter, les flux numériques des messageries bourdonnent de façon incessante. Lors de certaines confrontations, le rythme de publication est tel qu'il ne permet plus la lecture des messages. Deux temporalités défilent sur les écrans, l'une est multiple, l'autre déroule le fil de son programme. Mais, on le sait maintenant, pour l'internaute, l'accès au média n'est plus une question, comme c'est le cas avec la télé, encore moins la sélection de qui prend la parole. Désormais, les "vrais gens" sont connectés et s'expriment. L'échange numérique est global dans le temps comme dans l'espace. Depuis quelques années, face à ce tsunami qu'il redoute, l'écran de télévision tente comme il peut de tisser des liens. Il jette quelques timides passerelles avec ce flot imperturbable, toujours plus puissant du numérique. On affiche des tweets à l'antenne – ce fut le cas dans les émissions "Des paroles et des actes" ou encore "C politique" – on les résume, on les traduit en courbes, en tendances, mais la parole des "vrais gens numériques" est prise une fois pour toutes et cela sur tous les smartphones de la planète. Du coup, par-delà les médias, c'est l'institution démocratique elle-même qui s'interroge. Dans cet espace nouveau, va-t-elle devoir changer ses règles, organiser différemment le débat, le vote, l'élection ? L'exercice du pouvoir pourrait-il s'en trouver également transformé ? Si l'on augmente d'ores et déjà la réalité, pourquoi pas la démocratie ?