Faut-il regarder "Fear and Desire", le film inédit de Kubrick ?

Stanley Kubrick avait 25 ans lorsqu'il a tourné son premier long-métrage, en 1953. Pas Killer's kiss, non, mais Fear and Desire, un film qu'il a toujours caché au point, dit-on, de détruire toutes les bobines qu'il possédait de lui. Malgré tout, depuis hier, il est possible de regarder ce film en version restaurée dans quelques cinémas et en DVD/Bluray. Une copie a en effet été retrouvée dans un laboratoire de Porto Rico, avant d'être dépoussiérée par la Bibliothèque du Congrès américain et distribuée, en France, par Les films sans frontières.

Fear and Desire raconte l'histoire de soldats d'une guerre imaginaire, perdus sur une île au milieu de la forêt après le crash de leur avion. Point de départ d'une série de réflexions métaphysiques sur la condition humaine, avant la rencontre d'une femme qui fera basculer le récit. Faut-il respecter le vœu de Kubrick et fermer les yeux sur Fear and Desire ou se laisser tenter ? Après visionnage, pesons le pour et le contre...

Non, Kubrick a toujours renié "Fear and Desire"

Jusqu'au bout, le cinéaste américain a tourné le dos à sa première œuvre. Le fait qu'elle ressorte sans son accord, dans un grand enthousiasme, peut faire tiquer. En tant que journaliste, par exemple, je ne voudrais pas que des articles que j'ai volontairement mis à la poubelle soient ressortis après ma mort. Question de respect.

Cette histoire me rappelle celle de La Cuisine de Marguerite (Duras), livre intime publié par la famille contre l'avis de Yann Andréa, l'exécuteur littéraire de Duras. A priori, un film qualifié par son auteur de "dessin d'enfant sur un frigo" n'a pas vocation à être revu si ce dernier a tout fait pour l'enfouir six pieds sous terre.

Oui, le film est loin d'être un navet

Kubrick était connu pour son perfectionnisme, et l'aspect brouillon de son premier long-métrage l'a sans doute effrayé. Mais le cinéaste se montre très dur avec lui-même. Contrairement à ce qu'il laisse entendre, Fear and Desire est loin d'être un navet. Filmé en noir et blanc, façon expressionniste, il révèle déjà le talent de cadreur de Kubrick, même si le montage laisse encore un peu à désirer. Certains dialogues peuvent paraître excessifs ("Chaque homme est-il une île ?", "Nous n'avions rien d'autre à perdre que notre avenir", etc) mais d'autres, plus simples, sont également très forts ("J'ai 34 ans, et je n'ai encore rien fait de ma vie").

J'ai particulièrement aimé cette scène dans laquelle un officier blessé rampe vers la sortie. Le contre-jour met en lumière le long filet de bave qui s'échappe de sa bouche, comme une métaphore de sa personne, condensé d'effort qui suscite le dégoût.

Absolument, si l'on veut scruter le vieux Kubrick à travers le jeune

Plus que le film lui-même, c'est ce qu'il représente par rapport à la filmographie de Stanley Kubrick qui attise la curiosité du spectateur. Il y a bien sûr, déjà présent, le thème de la guerre, que l'on retrouvera dans Les Sentiers de la gloire (1957) et Full Metal Jacket (1987). Ensuite, l'obsession pour certains thèmes dont Kubrick n'a pas l'exclusivité mais qu'il a souvent manipulés : l'incommunicabilité, l'individu confronté au groupe, la folie, et plus généralement un questionnement métaphysique qui étincellera dans 2001, L'Odyssée de l'espace (1968).

Certaines séquences font profondément écho à des films ultérieurs. Notamment une: Sydney, un soldat gesticulant, se retrouve seul face à la femme bâillonnée que ses camarades ont attachée à un arbre de peur qu'elle ne prévienne l'ennemi. Elle totem, lui renifleur. Puis, c'est le chaos. La ressemblance avec la séquence du viol dans la maison rétro-futuriste d'Orange mécanique est saisissante, même si le militaire ne se livre pas aux mêmes tortures qu'Alex et ses droogies.

Pas forcément, connaître l'histoire de "Fear and Desire" peut suffire

Si l'on refuse le jeu artificiel de déceler dans chaque scène un moment postérieur de la filmographie de Kubrick, on peut se contenter des anecdotes de tournage, qui montrent à quel point les débuts de ce cinéaste furent artisanaux. A la fois réalisateur, chef op, producteur et monteur, Stanley Kubrick a trouvé les 9 000 dollars nécessaires pour le tournage sur les comptes en banque de son père et son oncle.

L'équipe comptait une dizaine de personnes, parmi lesquelles sa femme de l'époque, Toba Metz, tour à tour secrétaire, scripte et comptable, plus quelques techniciens et une poignée de porteurs mexicains (le tournage a lieu dans les montagnes de San Gabriel près de Los Angeles). Cinq semaines ont suffi pour mettre en boîte ces 70 minutes. Quant à la post-production, il a fallu doubler tout le film, puisqu'il n'y avait pas d'ingénieur du son in situ... Comme quoi, les génies aussi commencent en tâtonnant.

 

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu