François Chilowicz, réalisateur du documentaire "Quartier impopulaire" sur France 2 : "J'ai mis les pieds dans le plat"

Le documentaire de François Chilowicz, intitulé Quartier Impopulaire, traite de la vie dans le quartier de la Reynerie, appartenant au grand ensemble du Mirail, à Toulouse. Il est diffusé mardi 3 janvier à 22h50 sur France 2 dans l'émission "Infrarouge". Rencontre avec le réalisateur.

Propos recueillis par Salma Dahir et Abdelhamid Chalabi

 

Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire un documentaire sur les quartiers populaires, et plus précisément sur le quartier populaire du Mirail à Toulouse ?

François Chilowicz : Je suis documentariste. Depuis 2002, je fais tous mes films à Toulouse. C'est mon studio de cinéma documentaire. J'ai d'abord travaillé à l'hôpital sur la mort (Les Infirmières), ensuite sur les violences conjugales, puis sur les femmes de ménage en traitant la thématique des travailleurs pauvres. Après, j'ai travaillé sur les policiers, les juges et la prison. De ce fait, j'étais régulièrement en lien avec ce quartier du Mirail que je considérais, comme tout urbain de centre-ville, de manière un peu craintive.
Le déclencheur de mon intérêt pour le Mirail est venu d’une chose que j'ai comprise en prison. J'ai filmé dans celle de Toulouse, c'est donc "leur" prison, pour ceux qui y vont. Dans les groupes de parole, je me suis rendu compte qu'on était à des années-lumière les uns les autres. Dans notre manière de percevoir le monde et la société, on ne se comprenait pas. Même chose avec les acteurs institutionnels comme la CAF ou les associations tenues par des habitants du centre-ville, d'ailleurs.
Je suis donc allé seul, à pied ou en moto, directement dans le quartier, et j'ai rencontré Clams, un rappeur. On est devenus amis et on a passé des heures à discuter. Puis, il m'a présenté aux autres. Après un an de discussions en confiance et de réels moments d’humanité que j'ai partagés avec ces jeunes, une proximité s'était construite, mais je ne les filmais toujours pas. On ne savait pas comment mettre tout ça à l'image. Certains avaient peur de témoigner. De mon côté, j'avais peur de faire de la polémique et de faire gagner des votes au Front National. Et puis est arrivé l'attentat de Charlie Hebdo. Après Charlie Hebdo, j'ai voulu abandonner. C'était trop. Et puis je me suis dit : "Si j'arrête, il y a plein de gens qui vont attaquer les quartiers et ça va s’aggraver." Je me suis dit qu’il fallait faire l’inverse.


On vous voit dans le documentaire en situation de confiance avec vos interlocuteurs, alors que les habitants des quartiers populaires ont tendance à ne pas faire confiance aux journalistes. Comment avez-vous réussi à créer ce lien de confiance avec les habitants du Mirail ?


Déjà, il y a un truc dans mon tempérament, c'est que je suis très ouvert. Je pense que les gens ne sont pas cons, et même si je ne suis pas d'accord avec eux, je pense que les autres ont des raisons de penser ce qu'ils pensent. Je veux entendre et ne pas juger. Je peux aussi bien faire un film sur le Mirail qu'un film sur le Front National. Par ailleurs, je suis resté un an dans le quartier, sans la caméra. J'y allais tous les jours. Au début, personne ne me parlait. Mais à un moment donné ça se fait, le lien se crée. Clams, le rappeur, était mon ami, mon épicentre amical. Il m'a emmené voir tout le monde, et la plupart du temps dans un lieu central : le Kad burger. Il est tenu par Kada.

Kada, on peut dire que c’est l'épicentre du quartier. Son Kad burger se trouve sur la place centrale du Reynerie. Kada, c'est un ancien champion de boxe. Il vient d'une famille qui est connue et respectée. Il m'a très vite adopté, on s'est compris très vite. Il a le rôle du grand frère, avec une façon très élégante de faire passer le message. Et je pense moi que, une fois qu'il a accepté l'idée du film, il a fait passer le message aux autres : il fallait que ça se passe bien et qu'il ne m’arrive rien. Et il ne m'est jamais rien arrivé.

Dans votre documentaire, vous traitez largement de la question religieuse et moins de la question sociale, pourquoi ce choix d'angle ?

Dans un pays laïc, voire "laïcard" ou "laïciste" comme la France, la religion est quasiment un tabou, qui plus est quand il s’agit de la religion des "autres". Ceux-ci peuvent avoir tendance à se refermer sur eux-mêmes. J'ai eu le sentiment que le conflit social entre la ville et les quartiers prenait une tournure religieuse. Les Français ne sont pas prêts pour le modèle communautariste. Or, le quartier, se sentant stigmatisé et ostracisé a eu le besoin de se replier, en particulier au Mirail, où il y a une majorité originaire de l'Algérie. Il s'agissait de mesurer la dimension religieuse du conflit social. Aussi longtemps qu'on ne la prenait pas en compte, on allait passer à côté de la résolution des problèmes sociaux. Or, la religion en France est taboue. C'est très compliqué pour un intellectuel ou un travailleur social français d'intégrer la religion dans sa relation à autrui, car il est rare pour les Français de parler religion. Mais le dialogue ne peut avoir lieu sans la religion. Plus on en a ras-le-bol, plus il y en aura. Plus on voudra interdire le voile, plus il y en aura.

Vous avez choisi de donner la parole principalement à des jeunes, qui n'ont très souvent pas fait d'études. Pourquoi ne pas avoir donné plus souvent la parole à des personnes de tous les âges ou à des jeunes qui ont fait des études ?

J'ai quand même des témoignages de chibanis...

Mais une heure après le début du documentaire !

Les jeunes qui ont fait des études, soit ils sont partis et ils ne reviennent pas, soit ils ne sortent pas dans la rue, donc on ne les voit pas. Certains autres étaient trop intellectuels et militants. Ils étaient dans un militantisme pro-palestinien, pro-arabe, soit de gauche, soit anti-libéral. Il n'y a pas chez eux une parole spontanée, aussi fraîche. Évidemment, j'en ai interviewé quelques-uns mais ce sont des interviews qu'on a dû enlever parce qu'elles étaient trop cérébrales. Elles donnaient l’impression qu'ils voulaient faire passer un message coûte que coûte, quelle que soit la question. Ils passent souvent pour des donneurs de leçons. Et puis c'est difficile de rencontrer beaucoup de jeunes, de fixer des rendez-vous. Ils ne viennent pas. Quand j'allais au quartier, je me posais avec ma caméra et j'attendais. Autre chose : dans tous mes films, vous verrez, je n'interviewe jamais de "spécialiste". Je me méfie des intellos, je me méfie du langage trop bien manié, qui n'a plus de sens. J'en reviens toujours aux gens simples qui racontent leur vécu sans se soucier de l’image. Les intellectuels, sauf à deux trois exceptions près, et les journalistes ne sortent rien de nouveau. Ce sont des suiveurs.

En quoi votre documentaire se distingue-t-il des autres documentaires que vous avez pu voir sur les quartiers populaires ?

J'ai mis les pieds dans le plat en parlant du problème religieux et culturel. C'était l'intuition que j'ai suivie car j'avais l'impression que ce n'était pas représenté ailleurs. Les films se répètent toujours : soit il y a un caractère raciste en montrant le mauvais comportement des gens de quartiers, soit ils les présentent comme des victimes, en montrant qu'ils passent leur temps à se plaindre des policiers et de l'emploi. Ce sont les deux discours qui alternent d'une chaîne de télévision à l'autre.

J'ai franchi les lignes du politiquement correct français. J'ai parlé du tabou du religieux pour permettre aux gens de dire ce qu'ils ont sur le cœur. C'est alors que j'ai compris que pour les gens du Mirail la religion est très intime. Clams m'a expliqué : "Touchez pas à l'islam, c'est le seul truc qu'on a, à nous, que vous ne nous avez pas apporté, qu'on a gardé avec nous, qui nous sauve, qui nous permet de tenir. Quand vous touchez à ça, vous nous violez tous !" Il faut comprendre et respecter ça pour recréer du lien.

Par ailleurs, comme pour tous mes films, j'ai vraiment pris le temps qu'il faut pour que la parole du film soit une parole dans laquelle ils se reconnaissent. Je montre les montages à la fin. Au final, le seul salaire qui compte pour moi, c'est quand la personne que je filme reconnaît son personnage, ses idées et ses émotions.

Quel est le sentiment ou l'idée que vous aimeriez que le téléspectateur retienne après avoir vu votre documentaire ?

Chaque film que je fais, je pars à la rencontre d’un univers que je ne connais pas, sur lequel j’ai plein de clichés et de stéréotypes. J'apprends à mieux connaître les autres. Et à travers toute ces expériences, je me transforme, j'apprends à me rapprocher des autres, à réduire ma peur des autres et à rapprocher l'humanité avec elle-même. On est dans une phase de division sous toutes ses formes, alors mon but, c'est de recréer du lien. J'aimerais que le téléspectateur vive mon expérience en "une heure et demi de film" et pas en quatre ans. Qu'il profite de cette expérience, que la transformation que je vis s'opère en lui, à sa façon.

Publié par violainejaussent / Catégories : Non classé