Lecture du soir

© Eve Omel, 2016

 

© Eve Omel, 2016

Les Voix

Je ne sais pas si tous les parents lisent des histoires à leurs enfants le soir avant d’éteindre les lumières. Sans doute que si l’on n’est pas lecteur soi-même, l’exercice doit être proche du calvaire et qu’un temps calme sans plaisir avant de s’endormir serait bien dommage pour tout le monde. Quoi qu’il en soit, mes parents nous lisaient des histoires. Ma mère nous lisait La Chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet, avec sa houppelande (premier mot savant répété beaucoup et appris pour la vie) qui désobéissait au berger et se faisait manger par le loup non sans l’avoir combattu. L’angoisse totale tous les soirs redemandée (comprenne qui pourra). Mon père nous lisait Goupil, Brun l’ours et Les Malheurs d’Ysengrin illustrés merveilleusement par Samivel et publiés en album chez Delagrave. Le tout tant et tant qu’à la fin, c’est comme la messe, on connaît par cœur. À quoi donc tient le plaisir d’attendre encore la suite pourtant mille fois entendue ? Aux voix des parents chéris ! Ma main à couper.

L’Addiction

Je vous dis ça parce que ces derniers temps j’ai tout à coup réalisé que ma fille, à 10 ans passés, attend tous les soirs que je vienne lui faire la lecture à voix haute.

Cela a commencé comment ? Eh bien, depuis qu’elle est en âge de tourner les pages d’un livre. Les petites histoires du soir et le plaisir de voir l’enfant s’intéresser et interagir. Puis ça a continué avec l’apprentissage (« un peu de lecture tous les soirs s’il vous plaît »). Puis ça a continué parce que ma fille était flemmarde et qu’il fallait insister. Puis ça a continué avec le passage aux romans (qui sont trop longs, Maman) desquels il faut aller au bout ; puis ça a continué avec des lectures « un chapitre chacune » ; ou à deux voix sur les dialogues avec invention d’accents ou de particularismes et on s’est drôlement bien amusé ; puis ça a continué parce que ma fille un jour a ramené de l’école un livre qui m’avait si plu à son âge que je l’avais lu d’une traite à toute allure (Deux pour Une d’Erich Kästner) et que, la voyant patiner sur le premier chapitre en soupirant, je lui ai fait la lecture en entier du livre (qu’elle a adoré bien entendu). Puis parce que ma fille, rendons-nous à l’évidence, n’est clairement pas une littéraire et que ça alors comment ? que quoi mais non ! Nous (enfin je) ne céderons pas à la facilité, à bas les « séries » à l’infini, tu liras du Dickens, ma fille. Sauf que De grandes espérances, bien entendu, c’est trop compliqué, et que c’est bibi qui lit, quoi !

Et qu’à la fin on est comme deux ratons dans le coton, trop bien sous la couette, moi à lire, elle à rire ou pleurer à côté.

Sursaut à l’heure de la vaisselle

Évidemment, il n’y a personne pour mettre le holà à cette plaisante habitude, quelqu’un qui pourrait dire, je ne sais pas moi, « Ce soir c’est moi qui raconte et toi tu fais la vaisselle », ou « L’entrée en 6e c’est pour bientôt et cette enfant ne lit pas toute seule ! », ou alors « laisse-la lire ces séries débiles et t’en mêle pas », des trucs dans ce goût-là.

Heureusement que je pense pour deux parfois, surtout quand je fais la vaisselle. Donc l’autre jour, forte de cette réflexion parentale en solo, je lui dis : « Poulette, ce soir tu lis toute seule et je viendrai éteindre à 21 h 00 ». Draaaaaaame. Je lui raconte qu’après Ysengrin et Goupil qui m’étaient lus quand j’avais 6 ans, mes parents ne m’ont plus raconté d’histoires et que j’ai tout lu toute seule (bon, comme une dératée, soyons honnêtes). Arguments chocs réponse choc : « tes parents, ils étaient pas cool. » Je lui dis qu'on faisait même la lecture à la petite sœur qui nous soufflait dans le cou pendant ce temps, c’est ça les fratries, pas toujours les parents disponibles, et tout. « Pas cool, Maman, pas cool du tout. » Ce à quoi je réponds : « Enfin cool ou pas cool, on finit Bluebird mais écoute, ce sera peut-être, sans doute, enfin j'espère, le dernier qu’on lit ensemble. » Et la larme à l’œil, elle a attaqué à lire son chapitre à haute voix, le front froncé.

Voilà voilà, encore un sevrage en vue. Et vous savez ce qu’on dit d’un sevrage réussi, hein, que c’est avant tout la volonté parentale qui garantit son succès, etc. Rahrahrah.