A toutes ces femmes qui aiment les femmes

Du temps où la Marche des Fiertés s’appelait encore la Gay Pride s’entendait la même rengaine, lancée depuis les trottoirs : « On ne savait pas qu’il y en avait autant ! » Autant ? Autant de quoi ? Autant de ces hommes, de ces femmes, de ces ni l’un ni l’autre qui se rassemblent en France depuis quarante ans, une fois l’an, pour se montrer au grand jour amoureux-ses, militant-e-s, festifs-ves et fier-e-s « d’en être ».

Ces femmes qui aiment les femmes, qui sont-elles ? S’il les inscrit dans le monde, le déictique « ces » les montre aussi du doigt. Sont-elles celles que l’on verra cet après-midi déambuler enlacées ? Celles qui s’en tiendront à leurs alcôves ? Celles qui « just married » courront rejoindre l’amante de toujours ou celle de demain ? Celles qui ont couché avec Pierre hier soir et coucheront avec Paulette demain matin ? Celles qui en rêvent mais n’osent franchir le pas, celles qui le prétendent mais ne l’ont jamais fait, celles qui attendent l’instant T ? Toute une constellation de femmes, nébuleuse complexe à appréhender, même avec la meilleure des longues-vues. A ce flou, une seule raison : aimer les femmes quand on se dit une femme, ça ne se voit pas, ni au front, ni aux plis d’une robe, ni aux pattes d’un pantalon. Ce qui se dit au cœur de certaines est invisible aux yeux des autres.

Ces femmes qui aiment les femmes, ce sont d’abord celles longtemps mises à l’index, ignorées par l’histoire officielle ou confinées aux manuels de tératologie, monstres et bêtes de foires. Celles qui viennent de la lune, semblait dire Platon, dans le Mythe d’Aristophane. Si elles ont été moins pourchassées que leur alter ego masculins, bien que le « crime de sodomie » visât toutes les pratiques sexuelles dénuées de finalité procréative, les femmes qui s’aiment ont longtemps été traitées comme des animaux de laboratoire : excroissance du clitoris, longueur du majeur, constitution de l’oreille interne, taille du larynx, abondance de la pilosité, gêne coupable - le Xq28 - excès de testostérone, déficience olfactive,  ces femmes  ont été auscultées sous toutes les coutures et sous tous les sens pour voir de quelle étoffe elles étaient faîtes, elles qui se passaient des hommes, crime de lèse-majesté. Tout ce qui les distinguait de « la femme mainstream » était épié, glosé, proscrit : le port de la culotte, la coupe de cheveux, la possession d’une bicyclette ou d’un caniche.

derviche tourneur rainbow flag

Autres temps, autres mœurs, ces femmes qui aiment les femmes, ce sont celles dont s’emparent maintenant les pages web et les talk shows. C’est tendance, pourvu qu’elles soient bonnasses ou badass ou célèbres ou maman ou tout ça à la fois. Ces femmes qui aiment les femmes, c’est aussi une communauté, avec son histoire, ses codes, ses valeurs, ses signes de reconnaissance, son way of life, ses luttes et ses idéologies.Une communauté qu’on ne saurait réduire à un acronyme, fût-il composé de toutes les lettres de l’alphabet. Une communauté aux visages et aux dégaines multiples et variées, chacune de ses représentantes étant unique en « son genre » : mamans, militantes, célibataires, clubbeuses, femmes d’affaires, fonctionnaires, intermittentes du spectacle, chômeuses, retraitées, pro-Macron, pro-Mélenchon, pro-Hamon, pro-Fillon (?), old school ou queer, black, blanches, catho, juives, musulmanes, bouddhistes, athées, mélomanes, sportives, contemplatives, parisiennes, provinciales…Ce sont celles aussi qui, aux quatre coins du globe, sont obligées de la boucler, pour éviter les insultes, la torture, la prison, l’asile. Elles ont toutes un « genre », qu’elles le revendiquent, s’en fichent ou le déconstruisent. « Mauvais genre » pour certain-e-s, surnuméraire pour d’autres, féminin, masculin, les deux à la fois, neutre, indéfini, fluide.  Ces femmes qui aiment les femmes ne font pas que « s’aimer », elles couchent ensemble, avec leur bouche, leur langue, leurs mains, leur sexe, leur cul, munies accessoirement d’objets divers et oblongs. Elles mouillent et jouissent.

Scène : Au début du XIXe siècle, une jeune fille s’était fiancée à une autre. Leur union avait été rendue possible par le fait que l’une d’entre elles aimait porter pantalon et veston. La supercherie découverte, l’affreuse tribade est conduite manu militari chez les aliéné-e-s. Coupable dit-on d’avoir singé l’homme. Pour la guérir de son vice, on la somme de revêtir des habits féminins. Les choses finiront bien par rentrer dans l’ordre. Les jours passent, les semaines aussi. On a presque oublié pourquoi elle est là. Mais voilà, une nuit que le médecin de garde fait sa ronde, il la retrouve au détour d’un couloir, sa compagne pendue à son cou, égarées toutes les deux dans la joie des retrouvailles. La stupéfaction des « médecins de l’âme » est ici impossible à décrire : comment une jeune femme, si indignement trompée, peut aimer encore l’odieuse travestie ? La réponse ne se fait pas attendre « Ah ! voyez-vous monsieur le Docteur, je l’aime, que voulez-vous et je ne peux pas faire autrement »

« Je l’aime et je ne peux pas faire autrement ! » Voilà le seul cri de ralliement qui ait droit de cité. A toutes ces femmes qui aiment les femmes, je souhaite une belle journée.