David Beauvoir et Simone de Bowie

En plus d’être né-e-s presque le même jour, Simone de Beauvoir et David Bowie ont ce point commun qu’ils ont tous deux, à deux jours d’intervalle, fait la Une de Twitter. La première parce qu’on fêtait, posthumes, ses 108 ans, le second parce qu’il a passé dans la nuit du 10 au 11 janvier, la larme à gauche, du côté de cet œil que l’on a longtemps cru « vairon ». Raté. Rien d’origine dans cette bizarrerie de la nature. Juste le coup de griffe d’un rival, à quatorze ans, auquel Bowie a voulu chourer la nana. Résultat de la rixe, une pupille dilatée en permanence, ce qui lui donnera un regard d’extraterrestre cyclopéen.

Simone Bowie (7)

© Ka Grossman

Tout Bowie est vairon. Bigarré, tacheté, varié. Plus queer que gay, plus camp que folle. Ce qui n’a pas empêché le campissime Boy Georges de confier dans la premier numéro du magazine Têtu en 1995 : « Je me souviens de Bowie à la télé et de ma grand-mère qui hurlait : C’est dégoutant, sales pédés. »

Bowie a deux ans quand paraît en 1949 Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Plus tard, elle prétendra avoir été inondée de « lettres d’amour de femmes et de pédés ». Vingt-deux mille exemplaires s’écoulent en une semaine, bien que certaines librairies aient mis le bouquin à l’Index avant le Vatican. Les premières traductions de l’essai de Beauvoir, que les communistes traitent de « best-seller anti-maternité », se couvrent de femmes nues. En 1971, sur la pochette de l’album The Man who Sold the World, Bowie alangui sur un Récamier porte une robe.

Bowie robe

En France, dans les années 1970, on redécouvre Beauvoir digérée par les féministes américaines. Janvier 1971, Actuel, le mensuel de la contre-culture repris par feu Jean-François Bizot titre « A bas la société mâle ». La victoire d’une dizaine de femmes qui s’est invitée à la fin de l’été 1970 sur la tombe du soldat inconnu coiffée de l’Arc de Triomphe. Elles veulent y déposer une gerbe de fleurs ceinte d’une banderole : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme. » Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) est né. En mars 1971, ses militantes interrompent l’émission radiophonique de Ménie Grégoire enregistrée en direct. Le thème ? « L’homosexualité, ce douloureux problème. » Toutes ensemble, elles scandent : « Nous ne souffrons pas ! LIBERTE ! » Quelques jours plus tard, des lesbiennes exclues d’Arcadie – dont Françoise d’Eaubonne - créent avec Guy Hocquenghem le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR). Publiée par le journal Tout, auquel Hocquenghem collabore, cette Adresse à ceux qui se croient « normaux » signée par lui : « Vous êtes individuellement responsables de l’ignoble mutilation que vous nous avez fait subir en nous reprochant notre désir. »

10 000 exemplaires sont saisis par la police, Jean-Paul Sartre, le directeur de la publication, est poursuivi en justice pour « outrage aux bonnes mœurs. » Au début du mois d’avril 1971, Le Nouvel Observateur publie « L’Appel des 343 femmes qui ont le courage de signer le Manifeste : « je me suis fait avorter » ». Sollicitée par les féministes, Simone de Beauvoir accepte de signer et participe pour la première fois à une action du MLF. Une révélation pour celle qui considérait au début des années 1950 le féminisme dépassé, les femmes ayant  « en gros » « gagné la partie »

Pendant ce temps David Bowie est Ziggy Stardust, rocker débarqué d’ailleurs, voyageur d’une gender odyssée, la nuque longue teinte en rouge, le torse nu moulé dans un t-shirt de résille noire, CAMPé sur des plattform boots. Ziggy vient peut-être de Mars mais il a laissé ses costumes trois-pièces et ses rouflaquettes au placard. Dans le magazine Melody maker, l’alliance à l’annulaire gauche et le môme dans le couffin, il dit aimer aussi les mecs. Un des derniers morceaux du show glam rock s’intitule « Suffragette City ». L’amalgame Twiggy/Iggy/Ziggy, mâle qui joue sur toutes les gammes, dédie une ode explosive au féminisme.

« On ne naît pas femme on le devient ». Beauvoir a réécrit une citation d’Erasme – « On ne naît pas homme on le devient » - volée déjà à Tertullien. The Rise and Fall Of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars, c’est le Banquet de Platon à la sauce Orange Mécanique. Mick Jagger en est vert. « Il observait David Bowie et voulait faire pareil, a raconté Keth Richard dans ses Mémoires. Bowie était le spectacle personifié. Brusquement quelqu’un défiait Mick sur son terrain, celui de l’apparence, des fringues et de l’excentricité. » C’est tordant quand les dieux du rock se livrent une guerre de cocottes. Sauf que Bowie, c’est l’Olympe à lui seul, ni Zeus, ni Apollon, ni Hermès trismégiste mais Protée transformiste.

Bowie Ziggy stardust

Beauvoir, elle, n’est pas transformiste pour deux sous. En octobre 1939, dans une lettre postée à Jacques-Laurent Bost, elle glisse une photo d’elle. Avec une recommandation à son dos :   « Castor de guerre, à jeter après un regard. » En réponse à beaver, Bost écrit : «  Vous avez l’air lesbienne, cocaïnomane et aussi l’air d’un fakir à cause du turban. » Bost voit juste : en s’attifant ainsi, Beauvoir s'est donné un genre. A sa manière, collée au poêle du Flore, elle aussi est partie en guerre. Non pas sortie de la cuisse de Jupiter mais de son crâne, casquée. Comme Minerve. La virginité en moins. Le turban qui plaque ses cheveux découvre son front altier, siège de la pensée, là où s’abolissent les frontières entre les sexes, là où la femme peut de l’intérieur se décoloniser. Les rares fois où elle l’ôtera, l’ondulation de ses chignons imitera le tissu manquant.

Bowie a porté tous les couvre-chefs. « Vous pouvez être qui vous voulez ». Beauvoir, elle, a dit plutôt : « Vous pouvez devenir qui vous voulez », sous-entendu « vous pouvez devenir comme moi si vous le voulez », ce qu’elle a appelé « la grande aventure d’être moi ». Beau comme Beauvoir, beau comme Bowie. La chanson écrite en 1983 par Gainsbourg pour Adjani est un joli bide kitsch.

 

« Mâle ou féminin

Légèrement fêlé

Un peu trop félin

Tu sais que tu es

Beau comme Bowie »

Pendant ce temps, Oshima filme dans Furyo deux hommes doublement captifs : prisonniers des Japonais dans un camp de l’ïle de Java en 1942, prisonniers du désir d’un gradé nippon qui a jeté son dévolu sur Lawrence alias Bowie.

Furyo

Beauvoir est encore là mais plus pour longtemps. Sartre est mort, elle peut autoriser la parution de ses lettres, Lettres au Castor. Le déni de son lesbianisme éclate au grand jour. Trois ans plus tard, elle entre dans la tombe enturbannée. Un turban rouge. La couleur des révolutions.

Dans les années 1990, la révolution s’appelle Judith Butler. Trouble dans le genre enterre Le Deuxième sexe.  Le sexe (mâle/femelle) est le fondement biologique du genre (masculin/féminin) qui est son expression socialisée. Quand un sujet remet en question le prétendu naturel du système sexe/genre, il devient subversif. Il montre que le genre est une mise en scène du moi, une performance. Rien n’est naturel, tout est spectacle. Vivent le transvestisme et l’esthétique camp. On peut tourner la page du beauvoirisme. David Bowie épouse Iman Mohamed Abdulmajid.

Simone de Beauvoir en trending topic, c’est possible, c’était avant-hier. Du milieu de la matinée jusqu’à la fin de l'après-midi, avant d’être délogée des tendances par Nadal et le triplé de Messi. David Bowie, pour l’heure est toujours en tête des TT. Trois millions de tweets en quatre heures : l’attente de la remise du 60e Ballon d’or n’y changera rien. Ce n’est pas tous les jours que l'on pleure un homme qui a œuvré pour la liberté d’être soi. Comme Simone de Beauvoir, à sa manière, aussi incomplète qu’elle soit. Elle qui a tant détesté vieillir peut remercier la Providence de lui avoir évité d’être la Jeanne Calment des féministes. Quant à David Bowie, retourné sur sa planète, il s’offre une promo d’enfer post mortem. Surtout le laisser partir, ne pas se retourner. Starman, Blackstar, Blackswan. Le chant du cygne. Noir le cygne symbole de lumière. N'y-a-t-il pas deux lumières, celle du jour, solaire et mâle et celle de la nuit, lunaire et femelle ? Le cygne Bowie fut les deux, sans jamais se sentir obligé de choisir.