Mélanie (Laurent), Léa (Seydoux) et la vie d'Adèle

 

Deux ans après sa sortie, le 9 octobre 2013, la vie d’Adèle fait encore parler d’elle. Le 23 septembre dernier, jour de la rediffusion du film sur la chaîne Ciné+ Premier, Mélanie Laurent confiait sa gêne au HuffPost  : « Quand je vois La vie d'Adèle, ce long plan sur une scène de sexe, juste du sexe, du sexe et encore du sexe pendant près de 20 minutes, je me sens mal pour elles. Je ne trouve pas ça excitant. J'ai aimé le film, mais pas cette partie. » En début de semaine, c’était au tour de Léa Seydoux, l’Emma d’Adèle, d’affirmer dans les pages du Guardian que le film d'Abdellatif Kechiche était le fruit d’un « fantasme masculin », chose « inévitable quand un homme fait un film sur deux femmes », avant d’ajouter qu’il détenait « sa propre vérité, son propre pouvoir. »

Chère Mélanie, la scène la plus longue du film, interminable, poignante, déchirante, c’est la scène de rupture. Silences, larmes, rires, troubles, mains qui se serrent, joues qui s’effleurent, derniers baisers et dernières caresses, avec cette impression d’être seules au monde à se retrouver, à pleurer, à souffrir, à espérer. Quand Emma accouche des cinq mots qui tuent en même temps qu’ils libèrent - « Je ne t’aime plus » - la vie peut reprendre. Enfin ! Il était temps. La scène devenait insoutenable.

L’autre, « la scène de sexe », comme vous l’appelez, ne dure pas 20 minutes mais 7 minutes. Foi de chronomètre. 4% des 173 minutes que dure le film. Ce qui la rend trois fois plus longue à vos yeux, c’est que vos yeux ne sont sans doute pas habitués à cette lumière jetée sur les rapprochements entre femmes. Votre œil n’est pas encore fait. Surtout quand la caméra manipulée par un homme en rajoute, scrutant à la loupe un mystère qu’il aimerait mettre à jour. Effet grossissant assuré. Temps épaissi.

Ces gros plans qui vous gênent Mélanie, ils ne sont pas absents de La Belle Saison, le film de Catherine Corsini, duquel vous rapprochez la vie d’Adèle. Mais fabriqués, ordonnés par l’œil d’une femme, ils gagnent tout de suite en vérité, en justesse. La caméra se fait moins inquisitrice, moins intrusive, parce que la réalisatrice sait. Une réalisatrice qui a été mise au parfum par sa compagne dès la fin de la projection d’Adèle à Cannes « Ça y est, le grand film d'amour entre deux femmes est fait. Et il est magnifique… » Il a fallu à Corsini changer des choses. Elle avait pensé Carole, l’une des amoureuses de La Belle Saison, professeur de dessin. Trop proche d’Emma, qui pour Adèle a une gueule de coiffeuse mais suit des études aux Beaux-Arts... Carole, l’héroïne de Corsini, est donc devenue professeur d’espagnol. Et pour les scènes d’amour ? Que faire ? Les gommer ? Impossible. L’amour entre femmes, c’est aussi ça. Corsini les a gardées. En gros plans pour certaines, le côté « Gymnase Club » en moins, comme elle dit.

Peut-être faudrait-il regarder Kechiche et sa fameuse scène de sexe sous un autre angle. Sous un autre angle que celui de notre gêne ou de notre sidération. La regarder comme le second volet d’un diptyque. En écho avec ce ce qui est montré avant. Quand Adèle couche avec Thomas. Pour sûr, la scène est brève. La caméra de Kechiche ne s’attarde pas. Adèle sur Thomas, Thomas sur Adèle, et c’est plié en moins de soixante secondes chrono. L’Adèle d’après reste inchangée. Comme toujours les yeux écarquillés sur ce qui lui manque, les yeux en « o » comme sa bouche qui mange, dort, rêve, bave d’envie. L’après du jeune Thomas est inquiet. Il s’enquiert de ses performances : « C’était pas bien » ? Toujours faire l’amour comme s’il fallait battre un record. Adèle ment : « Si. Vachement bien même »

Dans le lit d'Emma, Adèle n’a plus à mentir. Son plaisir se lit sur son visage, son désir dans son avidité. C’est un peu trop, peut-être, fantasmé sûrement, mais si jouissif après les quelques figures imposées du moment passé au lit de Thomas.

Oui, le film de Kechiche est bourré de maladresses, bourré jusqu’à la gueule de lieux communs découpés à la hâche et servis à la pelle. La relation de couple n’est pensée que binaire. Binarité qui structure d’ailleurs la société kéchichienne : les mangeurs d’huîtres buveurs de vin blanc (gays friendly, amateurs d’art, confiants dans l’existence) et les mangeurs de spaghettis buveurs de vin rouge ( traditionalistes, mangeant avec les poules et Julien Lepers, obsédés par la sécurité de l’emploi) ; il y a aussi les lectrices de Beaux-Arts et les filles qui font la cuisine, la mentor et sa muse.

Le tour de force du film - « sa propre vérité, son propre pouvoir », pour reprendre les termes de Léa Seydoux - est à chercher ailleurs.

Et cet ailleurs est une première.

Pour la première fois, un homme conçoit que la Princesse de Clèves puisse rencontrer la duchesse de Nemours. Que la Marianne de Marivaux puisse se retourner sur une fille aux cheveux bleus.

« Mais m'écarterai-je toujours? Je crois qu'oui ; je ne saurais m'en empêcher: les idées me gagnent, je suis femme, et je conte mon histoire. » Le film commence sur ces mots de Marivaux, les mots de Marianne tirés du roman qui porte son nom, roman inachevé du XVIIIe siècle, roman rétrospectif et sans cesse suspensif. Marianne se raconte, tergiverse, édulcore, reporte à demain ce qu’elle pourrait dire aujourd’hui, annonce des choses dont elle ne parlera jamais.

Cette première phrase du film est un cliché. Je me perds en digressions parce que je suis femme, dit Marianne. C’est bien connu les femmes jactent. Soit. Mais ce que fait répéter le professeur de philosophie à Saïda, une camarade d’Adèle, c’est la fin de la phrase : « je suis femme, et je conte mon histoire ». Qu’est-ce qu’être une femme ? Et qu’est-ce que l’histoire d’une femme ?

Marianne est devenue Adèle. Elle est sortie du livre de Marivaux pour grandir et devenir une femme devant la caméra de Kechiche. Pour le reste, toute ressemblance avec un personnage de fiction ayant existé est fortuite. Ou presque. Après Saïda, c’est à une autre camarade de lire un extrait de la Vie de Marianne. La gamine y met du cœur :

« Enfin , on sortit de l'église ; et je me souviens que j'en sortis lentement , que je retardais mes pas, que je regrettais la place que je quittais et que je m'en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose , et qui ne savait pas ce que c’était. Je dis qu’il ne le savait pas, c’est peut-être trop dire ; car, en m’en allant, je retournais souvent la tête pour revoir encore le jeune homme que je laissais derrière moi ; mais je ne croyais pas me retourner pour lui. De son côté, il parlait à des personnes qui l’arrêtaient, et mes yeux rencontraient toujours les siens. La foule à la fin m'enveloppa , et m'entraîna avec elle ; je me trouvai dans la rue (…) J’étais si rêveuse que je n’entendis pas le bruit d’un carrosse qui venait derrière moi, qui allait me renverser. »

Le professeur interroge ses élèves. « Le cœur à qui il manquait quelque chose » ? Que veut dire cette expression ? On s’embrouille dans des explications vaines. Personne ne sait. Sauf Adèle. Qui ne sait pas mais sent.

Trois siècle plus tard, Adèle/Marianne s’en va retrouver Thomas, le garçon que ses copines poissardes lui ont sommé de prendre. Elle s’en va avec un cœur à qui il manque quelque chose. Et puis ses yeux rencontrent les yeux d’Emma. En s’en allant alors, elle retourne souvent la tête pour revoir encore la jeune fille qu’elle laisse derrière elle. Elle est si rêveuse qu’elle n’entend pas le bruit de la voiture qui vient derrière elle, qui va la renverser.

Et si le fantasme si masculin de Kechiche était autre que celui que nous avons bien voulu voir ? A lire entre les lignes plutôt qu’à regarder en 3D ? Pas le fantasme d’un voyeur mais celui d’un romancier frustré ? A l’écran, Kechiche réécrit le roman de formation, si en vogue au XIXe siècle. Qu’importe où court Adèle à la fin du film, inachevé comme la Vie de Marianne, le roman de Marivaux. Chacune se fera son film, en écrira le troisième chapitre. Mais à présent c’est filmé, c'est acté : une femme peut faire son éducation sentimentale dans les bras d’une femme. Sans qu’il manque quelque chose ni à son cœur ni à son cul. Ne reste plus à Adèle qu'à se faire un nom. Pour sortir de l’anonymat comme Mélanie (Laurent) et Léa (Seydoux).