Lafarge aurait-elle financé le groupe Etat islamique ?


Peut-on faire des affaires dans un pays en guerre ? Le groupe Lafarge, le plus grand cimentier au monde, est accusé d'avoir payé des taxes et des droits de passage à l’organisation Etat islamique. L'ONG Sherpa a porté plainte contre Lafarge pour financement de terrorisme le 15 novembre 2016.

En Syrie, l’entreprise française a fait tourner une cimenterie au risque de mettre en danger ses employés et de financer le groupe Etat islamique. Nos confrères du Monde avaient publié un premier article en juin 2016 sur les liens troubles entre le groupe Lafarge et l'organisation de l'Etat islamique, nous avons poursuivi l'enquête.

L'usine Lafarge en Syrie, c'est une cimenterie capable de produire 7000 tonnes par jour qui a coûté 600 millions d’euros.

Neuf employés kidnappés

En 2011, la guerre civile éclate dans le pays. Tour à tour, les entreprises Total, Air Liquide et le fromager Bel quittent le pays, Lafarge reste. Au fil des mois, la situation se dégrade.

Neuf employés de la cimenterie sont kidnappés. Jacob Waerness, un ancien policier du renseignement norvégien, recruté par Lafarge pour sécuriser l’usine, entre en contact avec les ravisseurs. Il craint que les employés soient exécutés. Les négociations durent trois semaines. Lafarge décide de payer pour les libérer. Plus de 200 000 euros en liquide sont versés à des milices qui disent appartenir à l'armée syrienne libre.

Jacob Waerness raconte comment il a remis l’argent aux milices : "On a fait le trajet dans le désert jusqu’à un point de rendez-vous. Il était environ minuit. J’avais un groupe de rebelles pour me protéger. On a payé la rançon pour les employés et ils ont disparu avec."


"L'entreprise voulait juste produire"

Dans l’entreprise, à l’époque, les employés ne se sentent plus en sécurité. Tout ceux que nous avons contactés en témoignent, comme Farouk : "Qu'un salarié soit kidnappé, tué ou assassiné ça n'avait aucune importance. L’entreprise voulait juste produire et que chacun soit à son poste."

En 2013, le groupe Etat islamique prend le contrôle des puits de pétrole à proximité de l’usine. Du pétrole nécessaire pour faire tourner la cimenterie. Alors l’entreprise aurait fait appel à des fournisseurs locaux, eux-mêmes en affaires avec le groupe Etat islamique.


"Ce fournisseur travaille avec l’armée islamique la plus puissante sur le terrain"

Nous nous sommes procurés un mail adressé à la direction de Lafarge en Syrie dans lequel un intermédiaire en lien avec les fournisseurs demande à être payé. Dans son message, il est particulièrement explicite : "Il manque encore 33 000 euros. Comprenez que ce fournisseur travaille avec l’armée islamique la plus puissante sur le terrain. Donc Lafarge ne devrait pas prendre cela à la légère."

Dernier élément compromettant pour Lafarge, les laissez-passer. Ils sont nécessaires pour circuler sur les routes contrôlées par le groupe Etat islamique. Des autorisations, remises au conducteurs des camions transportant le ciment de l’usine. Nous avons obtenu un de ces laissez-passer sur lequel on peut lire :

"Au nom d’Allah le miséricordieux, les frères moudjahidines sont priés de laisser passer aux barrages ce véhicule transportant du ciment de l’usine Lafarge, après accord avec l’entreprise pour le commerce de cette matière."

"La société payait des laissez-passer"

Alors, Lafarge a-t-elle directement ou indirectement payé l’organisation terroriste pour obtenir ces laissez-passer ? Selon Mohammed, ancien salarié de l’usine, cela fait peu de doute : "Oui, la société payait des laissez-passer pour que les véhicules puissent circuler. Il payait aussi afin que les employés viennent au travail et rentrent chez eux."

Septembre 2014, le groupe état islamique s’empare de l’usine. Les employés s’enfuient. Pour l'ancien responsable de la sécurité de l'usine, Jacob Waerness, l’entreprise aurait dû se retirer de Syrie plus tôt, avant l’invasion du pays par le groupe Etat islamique.

"Je pense que Lafarge en Syrie aurait dû stopper ses opérations avant ça, car nous ne pouvions pas continuer à travailler sans que cela bénéficie directement ou indirectement à des groupes islamistes radicaux”

Qu’en dit l’entreprise elle-même ? Au siège de Lafarge à Paris, avait-on connaissance de ces faits ? L’un des directeurs nous affirme que la sécurité des employés a toujours été une priorité et qu’un audit est en cours. "Traiter avec des groupes terroristes est totalement exclu, ce qu’on veut c’est faire la lumière sur cette affaire" nous a-t-il répondu. 

Aujourd’hui, la cimenterie de Lafarge en Syrie est hors service. Elle sert de base aux forces spéciales occidentales.

Publié par L’Œil du 20 heures / Catégories : Non classé