Non, "Pas pleurer" ! Cinq raisons de se réjouir du Goncourt 2014

Lydie Salvayre

La majorité des critiques donnaient gagnant Charlotte de David Foenkinos ou Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, avant que l'académie Goncourt ne récompense, au final, Lydie Salvayre, pour Pas pleurer son roman sur la guerre d'Espagne. Pourquoi ne pas se réjouir de ce Goncourt 2014 qui déjoue les pronostics? Et notamment :

Parce que le Goncourt récompense une romancière

Depuis 101 ans, le palmarès Goncourt reste un bastion masculin, à 11 exceptions près. Tendance toujours aussi marquée au XXIe siècle puisque seules deux romancières l'ont obtenu sur cette période : Marie NDiaye en 2009 pour Trois femmes puissantes, et Lydie Salvayre en 2014 pour Pas pleurer. Autant s'en féliciter car le Goncourt est un des prix littéraires les plus vendeurs.

Parce que le prix échappe au groupe Gallimard, surreprésenté

Autre particularité : le Goncourt échoit plus souvent qu'à son tour à Gallimard. Depuis quatorze ans, la maison d'édition l'a obtenue cinq fois : en 2000 avec Ingrid Caven (de Jean-Jacques Shuhl), en 2001 avec Rouge Brésil (de Jean-Christophe Rufin),  en 2006 avec Les Bienveillantes (de Jonathan Littell), en 2009 avec Trois Femmes puissantes (de Marie NDiaye), en 2011 avec L'Art français de la guerre (Alexis Jenni).  Et sept fois si l'on prend en compte l'ensemble du groupe, en ajoutant P.O.L. en 2007  (Alabama Song, de Gilles Leroy) et Mercure de France en 2008 (Syngue Sabour d'Atiq Rahimi).

Autant dire une fois sur deux, ce qui frôle l'abus de position dominante. Souci de favoriser la concurrence  ou de redonner vie au fantasme "Galligrasseuil" ? Quelle qu'en soit la raison, les jurés ont récompensé Le Seuil, totalement absent du palmarès depuis des lustres. La maison doit son avant-dernier Goncourt à Erik Orsenna pour L'exposition coloniale en 1988, il y a plus d'un quart de siècle.

Parce que vous pouvez l'offrir à votre mère

Rendons leur cette justice, les jurés Goncourt n'ont pas récompensé un best-seller. Pas pleurer ne figure même pas dans les cinquante meilleures ventes de romans selon le dernier Livres Hebdo (31 octobre).

Mais le jury a-t-il réellement éludé toute pensée commerciale ? Pas pleurer est un livre que les paresseux offriront volontiers à leur mère, puisque Lydie Salvayre l'a écrit pour la sienne. Cette mère est le modèle de l'héroïne, Montse, jeune Espagnole pauvre qui a soif de justice. Et qui va vivre à 15 ans, en 1936, le plus radieux des étés dans la Barcelone libertaire et exultante des anarchistes. C'est à cette révolutionnaire rayonnante que Lydie Salvayre dédie son Goncourt :

Parce qu'"hommage à la Catalogne"

A tort ou à raison, on soupçonnerait volontiers l'ancien guerillero et compagnon du "Che" Régis Debray, désormais académicien Goncourt, d'avoir pesé dans ce choix "hispanophile". Un joli cadeau avec quelques grains d'arsenic. Car la comparaison avec les chefs d'oeuvre inspirés par la guerre d'Espagne -liste trop longue pour qu'on essaie ici d'en faire l'inventaire - n'est pas aisée à soutenir . Dès 1938 paraissait l'Hommage à la Catalogne de George Orwell (qui dénonçait, au sein du camp républicain, les exécutions d'anarchistes et trotskistes ordonnées par Staline), et, en 1940, Pour qui sonne le glas, d'Ernest Hemingway.

En 2007, la romancière espagnole Almudena Grandes tirait de ce conflit une extraordinaire saga, Le coeur glacé (titre emprunté à Machado : "L'une des deux Espagne / Saura te glacer le coeur"),  succès retentissant et mérité dans la péninsule ibérique et ailleurs. Pas pleurer n'a pas cette ampleur, mais la narratrice (la fille de l'héroïne, Montse) conte avec allégresse les jours enchantés de l'été 36 à Barcelone, avec flamme les combats enthousiastes pour l'égalité et la liberté, avec fureur la répression franquiste, bénie par l'église espagnole. Et emporte le lecteur dans ce récit tourbillonnant.

Parce qu'hommage à Bernanos

Ultime mérite et pas des moindres, Pas pleurer rappelle qu'un écrivain français catholique et monarchiste s'éleva contre son camp pour dénoncer les atrocités franquistes. Georges Bernanos (1888-1948) se trouvait sur l'île de Majorque quand débuta l'insurrection du général rebelle. Il publia en 1938 Les Grands cimetières sous la lune, pamphlet prophétique contre les phalanges de Franco et leurs alliés fascistes et nazis, qui allaient sous peu prendre le pouvoir dans toute l'Europe. Sa voix hante le roman de Salvayre, en témoin qui refuse de se taire, avec ce "courage que ses anciens amis ne lui pardonneront pas, qui verront en lui un dangereux anarchiste".