Bio, solidaire, innovante ... La France des "Défricheurs", un modèle qui a de l'avenir

Vignes biologiques des Corbières, dans le Languedoc-Roussillon (Biosphoto / Christian König / AFP / PHOTOS )

Et si l'on se projetait enfin dans un avenir durable, hors d'un modèle productiviste qui atteint ses limites ? Une frange du pays, la plus discrète, a déjà décidé de changer son échelle de valeurs, sa façon de vivre et de travailler. Le journaliste Eric Dupin brosse sur trois cents pages le portrait de ces"Défricheurs".

Il rend compte d'une centaine d'expérience menées dans cette "France qui innove vraiment". Comme les écovillages, ces "îlots verts" qui vont probablement "essaimer sur le territoire". Comme ces reconversions radicales de gens pourtant "au coeur du capitalisme mondialisé". A l'exemple d'Equiphoria, dirigé par un ancien financier qui avait "sévi dans la banque internationale à Singapour". Avec une amie passionnée de chevaux, ils se sont retrouvés pour créer un centre équestre à objectif thérapeutique, avec un traitement attentif et réussi du handicap. Rencontre avec Eric Dupin, l'homme qui a rencontré la France avançant à un rythme soutenable.

Francetv info. Quels rapports entretiennent ces "Défricheurs", qui vivent souvent en marge des métropoles, avec les médias et avec la politique ?
Il y a le risque de la contre-société, "vivons heureux, vivons cachés". Il y en a beaucoup que j'ai eu du mal à approcher, parce qu'ils n'ont pas la religion de la communication, contrairement à tant d'autres. Ce sont des gens qui veulent frayer leur propre chemin. Ils englobent  donc dans leur critique de la société les médias, hormis des journaux comme L'âge de faire, Silence ... Et ils ont un rapport hypercritique à la politique, qu'on peut comprendre, compte tenu du bilan désastreux des alternances depuis quelques années. S'il y a quelques anciens soixante-huitards, une majorité de ces "Défricheurs" a la trentaine et n'a connu de la politique que les déceptions. Ils se défient de l'Etat, mais aussi de tous les partis, y compris d'EELV qu'ils jugent nombriliste, trop engagé dans les institutions.  Avec trop d'arrivistes aussi, et ce n'est pas la figure de Jean-Vincent Placé qui va les convaincre du contraire ! Mais ici où là, ils trouvent quand même que leur maire est sympa, leur a donné un coup de main, et ils gardent le contact avec les élus locaux.

Quelle influence ont-ils sur la société ?
Ce mouvement des défricheurs touche à une évolution de fond parce qu'ils disent des choses profondes sur la société. Ca va se développer, mais ça reste minoritaire. Ils ne vont pas comme ça innerver les décideurs du jour au lendemain. Mais un jour viendra où ils atteindront une masse critique. Dans dix ou vingt ans, peut-être cinq, j'en fais le pari, ils représenteront 20% de la société française. Ils pourront alors s'investir dans la vie publique et l'influencer. L'autre hypothèse, c'est qu'ils se replient sur eux-mêmes. Il y aura deux mondes parallèles. Une minorité qui choisit de vivre une vie saine, avec un lien très fort entre respect de la nature et respect d'autrui, avec des tas d'îlots verts, des "zones libérées", des sortes de bantoustans écologiques, des réserves. On peut imaginer ça, y compris des réserves écologiques pour riches.

Vous soulignez aussi que tous ces innovants ont un profil sociologique identique : plutôt les classes moyennes à fort capital culturel. Un spectre un peu étroit, non ?
C'est un vrai problème, cette étroitesse sociologique. L'omelette est coupée des deux bouts de la société. Il n'y a pas de jeunes issus des cités, souvent assez peu critiques du consumérisme. La grande majorité des défricheurs correspondent globalement à ce qu'on appelait à une époque la petite bourgeoisie intellectuelle : des gens qui ont des rapports assez distanciés avec la société marchande parce qu'ils ont d'autres satisfactions dans l'existence.

Ils misent sur le "bonheur national brut" plutôt que sur la croissance ?
Je suis très sceptique  sur ces tentations de remplacer le "produit national brut" par le "bonheur national brut". On touche au plus fondamental, donc au plus difficile. On ne se rend pas compte à quel point on vit sur des préjugés dans cette question du bonheur. On fonctionne sur l'idée que le bonheur, c'est forcément la maximisation des biens matériels, donc cette fameuse la croissance. Or non seulement on atteint les limites physiques de ce modèle de croissance, mais en plus il crée des frustrations, dont le modèle publicitaire est quand même l'archétype. La critique de la publicité et du consumérisme devraient être prises au sérieux par la gauche au nom de la critique de l'aliénation, de ce qui vous dépossède de vous-mêmes.

Une fois la critique faite, par quoi la remplacer ? Les décroissants demandent le retour à un mode de vie ascétique. Je ne suis pas d'accord, le progrès technique a allégé la peine des hommes dans des tas de secteurs. Il faudra combiner des choses contradictoires et hybrider deux types de démarche. Apprendre à ne pas se conduire avec l'autre comme le dernier des prédateurs, et accepter qu'une société se structure avec des institutions, des rapports de force.

-> Les défricheurs, Voyage dans la France qui innove vraiment, d'Eric Dupin (La Découverte, 19,50 euros)>

-> Lire aussi le compte-rendu d'Agnès Maillard, Les Objecteurs, sur le blog Le Monolecte.

 

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : écologie