Romain Gary, l'espionne bulgare et l'image de la France

Romain Gary, ici avec l'actrice américaine Jean Seberg, qui fut son épouse (AFP PHOTO / ARCHIVES DU 7EME ART)

Quoi de neuf dans l'édition ? Romain Gary (1914-1980), encore et toujours. Pour le centenaire de sa naissance, Gallimard publie cette année deux textes inédits : Le Vin des morts et Le Sens de ma vie. Plébiscité par le public, ce dernier livre, note Le Figaro, s'est hissé parmi les meilleures ventes de l'été.

A raison. Si vous ne voulez pas lire ou relire La Promesse de l'aube, ouvrez cette retranscription d'un entretien accordé par l'écrivain à Radio-Canada, quelques mois avant son suicide, le 2 décembre 1980. (On se souvient de la lettre qu'il a laissée en guise d'explication : "Aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs.")

Drôle et tragique, Le Sens de ma vie est empreint, de la première à la dernière page, de l'humour de Gary, cette politesse du désespoir qui lui allait comme un gant. Il s'attarde moins sur son héroïsme que sur l'accueil très sec du général de Gaulle à Londres, à l'été 1940 : "Vous voulez partir vous battre ? Partez, et surtout n'oubliez pas de vous faire tuer." Et, en guise d'excuse au jeune aviateur qui compte parmi les premiers Français libres : "D'ailleurs il ne vous arrivera rien, il n'y a que les meilleurs qui se font tuer."

Les Bulgares "me montrent des photos où je suis tout nu avec la jeune femme"

Romain Gary était le meilleur (parti pris personnel) et il a survécu. Comme en rêvait sa mère, il est devenu "grand écrivain" et "ambassadeur de France". Sa carrière au Quai d'Orsay lui a d'ailleurs valu des épisodes cocasses, comme celui qu'il raconte dans Le Sens de ma vie.

La scène se passe en Bulgarie, où il était deuxième secrétaire d'ambassade. "J'avais rencontré une jeune femme et j'étais devenu, comme on dit, son amant, plus exactement, j'avais fait l'amour avec elle, ce qui n'est pas du tout la même chose."

La suite ? "Un beau jour, je suis arrêté dans une rue de Sofia par deux messieurs qui me disent : "Monsieur, vous êtes Romain Gary ? - Oui. - Nous avons trouvé là des photos qui vous concernent et nous voulions vous les rendre." Ils me montrent des photos où je suis tout nu avec la jeune femme en question, nue également dans une position qui n'est pas difficile à imaginer, et j'ai dit : "Oui, en effet, rendez-moi les photos."

Donnant-donnant. Les agents bulgares lui mettent le marché en main : pour récupérer les négatifs, il faut "communiquer le code secret de l'ambassade de France". Sinon, ils menacent de publier les "photos dans la position que vous savez".

Romain Gary, qui en avait vu d'autres et de pires pendant la guerre, s'insurge au nom d'une conception personnelle de l'honneur de la France. Car, juge-t-il, il apparaît sur ces clichés "très piètre" "sur le plan de la virilité". "Si vous diffusez cette photo, s'indigne-t-il, on croira que je ne défends pas très bien l'image du Français, du représentant de la France à l'étranger."

Il exige donc "une deuxième chance". "Nous allons choisir, propose-t-il, une deuxième jeune femme, de préférence la fille de votre ministre de l'Intérieur (qui était une ravissante blonde), on recommence le tout, vous êtes dans la chambre, vous me photographiez entièrement." 

"Puritains", les Bulgares se "liquéfient". Gary rapporte l'affaire à son ministre (qui glousse : "J'aurais cru que vous feriez mieux, vous un aviateur."). Et l'affaire en reste là.

Se souvenant de l'aventure, le romancier couronné d'un double Goncourt (sous le nom de Gary et le pseudo d'Ajar) regrette de "n'avoir plus entendu parler de ces photos qui doivent figurer dans les archives" et qu'il aurait aimé retrouver d'un "point de vue nostalgique". Retourner le ridicule contre des maîtres chanteurs, voilà comment Gary est grand. Et voilà - entre autres- pourquoi il nous manque.

Livres cités : 

Le Sens de ma vie, Romain Gary (Gallimard, 12,50 euros)
La Promesse de l'aube, Romain Gary (Folio, 7,90 euros). L'auteur y raconte son enfance et ses années de guerre. Et surtout l'amour envahissant de sa mère, qui l'idolâtrait. Avant de mourir d'un cancer en 1941, Mina, juive russe exilée en France, avait rédigé deux cents lettres qu'une amie enverra, pendant toute la guerre, à Romain Gary parti combattre avec les Forces françaises libres. Celui-ci recevra ces messages posthumes, sans savoir que sa mère était morte. De cette passion exclusive, il restera nostalgique toute sa vie. "Avec l'amour maternel, la vie nous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais."

 

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : Romain Gary