"Hénin-Beaumont, vu de Paris, on a l'impression que c’est Facholand !"

Le Front national va-t-il gagner les municipales à Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, en 2014 ? Un blogueur de 17 ans, Octave Nitkowski, l'affirme dans un livre intitulé Le Front national des villes & Le Front national des Champs (Jacob-Duvernet). 

Livre interdit à la vente dès jeudi 12 décembre, le jour de sa sortie, par le tribunal de grande instance de Paris, sous astreinte de 10.000 euros par exemplaire tant qu'il n'est pas expurgé de plusieurs passages litigieux.

Les deux cadres du Front national, Steeve Briois et Bruno Bilde, qui avaient réclamé son interdiction "pour atteinte à la vie privée", ont obtenu gain de cause en première instance. En appel, le 19 décembre, la justice n'a que partiellement confirmé ce jugement. Elle impose la suppression des seuls paragraphes portant atteinte à la vie privée de Bruno Bilde.

Entretien - réalisé avant les péripéties judiciaires - avec l'auteur du livre, Octave Nitkowski, ce "fils du bassin minier" désormais étudiant à Paris, où il mène de front Sciences Po et études d'histoire :

Pourquoi écrivez-vous sur Hénin-Beaumont ?

Je suis du bassin minier, c'est là que j'ai grandi. A Hénin-Beaumont en 2012, j'avais suivi les législatives et l'affrontement Marine Le Pen - Jean-Luc Mélenchon sur mon blog Front contre Front (Front National contre Front de gauche). Après la campagne, ce blog s'est poursuivi sur la plateforme de Libération sous le nom A l'ombre des terrils. Mon but c'est de comprendre pourquoi le vote Front national progresse. Je ne suis pas un journaliste parisien qui a une vision faussée. Je suis là pour dire les choses.

La Front national y est-il implanté depuis longtemps ?

Oui, car le secrétaire général du mouvement, Steeve Briois, est très impliqué dans la vie politique locale. Fils d'ouvriers et petit-fils de mineur, militant frontiste depuis l'âge de 15 ans, il se présente sous l'étiquette FN à chaque élection depuis 1995. Chaque scrutin lui permet d'enregistrer des scores plus élevés.  C'est lui qui a fait venir Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, dans ce Pas-de-Calais victime de la désindustrialisation.

Pourquoi vous en prenez-vous aux médias parisiens ?

Il y a un traitement aberrant des médias nationaux, complètement faussé. Pendant la campagne législative, j'ai le souvenir insupportable d'avoir vu les reporters télé interviewer le seul SDF de Hénin-Beaumont parce qu'il affirmait, en échange d’une cigarette ou d'un café, voter FN. Ce n'est pas un traitement  ! De la même façon, pendant la campagne présidentielle et législative de 2012, les journalistes sont allés filmer en priorité les rues défoncées de Hénin-Beaumont pour faire plus typique au lieu de montrer l’aspect propre et sain de la ville.

Les médias présentent une image caricaturale de Hénin-Beaumont.  On a l'impression que c’est Facholand ! Alors que le vote FN progresse surtout, à Hénin-Beaumont, comme système de protestation contre le chômage et contre l'affairisme du Parti socialiste local. D'ailleurs, à l'été 2013, lors du procès de l'ancien maire socialiste de la ville Gérard Dalongeville, le Front national était omniprésent dans la salle. Steeve Briois en a commenté sur son blog les rebondissements. Au lendemain du jugement [Gérard Dalongeville a été condamné  à trois ans de prison ferme pour détournement de fonds publics, rapporte Le Monde], on pouvait constater sur la photo à la Une de La Voix du Nord , au second plan, que l'audience était surtout composée de membres, cadres et militants du Front national.  On distingue clairement Steeve Briois et Bruno Bilde.

En outre, la réalité médiatique présente Hénin-Beaumont comme un tout, mais les médias n’ont pas vu Beaumont-en-Artois, qui a pourtant 3000 à 4000 habitants ! Hénin-Beaumont, c'est l'union de la commune d'Hénin-Liétard, une ville du bassin minier avec un électorat ouvrier, et du village agricole de Beaumont-en-Artois.  Dans ce village, l'électorat paysan, conservateur, qui votait autrefois RPR, est passé directement au FN sans faire le détour par la case UMP [créé en 2002], hors présidentielle.

Marine Le Pen a réussi à séduire l'électorat des campagnes, qui est délaissé par les autres partis au profit d'un électorat plus urbain. Cette France rurale subit de plein fouet la suppression des services publics de proximité, la disparition des cafés, des gares, des bureaux de postes. Les habitants dépriment plus qu'ailleurs. Ils ont le sentiment d'être victimes de la mondialisation, d'en être exclus par rapport aux métropoles, qui symbolisent l'intégration réussie à une économie mondialisée.

Selon vous, le FN va gagner les municipales à Hénin-Beaumont en 2014 ?

Je suis très catégorique. Marine Le Pen a perdu les législatives de 2012 dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais (49,89% des voix contre 50,11% au socialiste Philippe Kemel), mais dans la seule commune d'Hénin-Beaumont, elle avait réuni 55% des voix au second tour. La liste Briois peut faire ce score au premier tour. Compte tenu de l’éclatement des listes à gauche - il y en a quatre ou cinq – ça paraît gagné pour elle. Une fois que les gens ont franchi le cap psychologique, c’est acté, ils ne reviennent pas en arrière.  Steeve Briois, qui conduira la liste frontiste à Hénin-Baumont, portera probablement le costume de maire de la ville qu'il attend depuis de nombreuses années.

Pourquoi dites-vous qu'à Hénin-Beaumont, le FN met davantage l'accent sur le discours social que le discours xénophobe ?

Récemment, une librairie coranique (voir le reportage de La Voix du Nord) a ouvert ses portes en plein centre-ville à Hénin-Beaumont, à deux pas de la permanence du Front national, sans réaction frontiste. Cet événement confortera les électeurs habituels dans leur choix et peut en amener d'autres. Pourquoi offrir l'occasion de se faire traiter de fasciste par la gauche et créer une polémique inutile ? Les grands médias l'ont ignoré, mais à la mort de Pierre Mauroy, en juin dernier, Steeve Briois, dans un communiqué, a rendu hommage à "l'homme des 39 heures, de la retraite à 60 ans" et à son "engagement pour la défense des travailleurs  français".

Pourquoi un territoire reconnu pour son brassage culturel serait-il devenu raciste ? Le vote frontiste dans le Nord-Pas-de-Calais ne repose pas sur la xénophobie, mais sur une souffrance sociale accentuée à l'extrême.Le vote FN demeure un vote de protestation et non d'adhésion.

-> Le Front national des villes  & Le Front national des champs, Octave Nitkowski (La France perd le Nord / Tome 1, éditions Jacob-Duvernet , 17,90 euros. Le second tome paraîtra au printemps 2014. ) [Précision : nous avons demandé à Octave Nitkowski pourquoi il avait le crâne rasé. Sa réponse : "Non, ce n’est pas un cancer comme on le lit quand on tape mon nom sur Google. J’ai une maladie, une pelade, je perds mes cheveux par plaques et j’avais décidé de tout raser pour faire plus net. Comme je me suis fait connaître à ce moment-là, je garde ce look-là."].

-> Sur Hénin-Beaumont encore, les éditions Jacob-Duvernet ont également publié cette année Pen perdue, un livre de Gérard Dalongeville, l'ex-maire socialiste de Hénin-Beaumont (de 2001 à 2009) condamné pour détournement de fonds public. Sur un certain nombre d'aspects (la surmédiatisation du Front national, l'implantation de longue date de Steeve Briois), son livre prolonge et recoupe celui d'Octave Nitkowski.